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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
XII
Mort aux vaches !...
Au moment où Adah Koknoyr, s'échappant de l'oubliette où elle avait été enterrée vive pendant toute une semaine, jetait, à travers les vitres de la fenêtre un regard rapide dans le cabaret du « Lapin guillotiné », Guibolaque était précisément en train, ayant retiré sa pipe de sa bouche, de dire à. Brocheriou :
— Ah ! ça, qu'est-ce qu'il est devenu., ton poteau, le Caporal... celui avec qui tu es revenu de là-bas ?
La Toupie qui, en face de Miss Pochetée, était assise auprès de la cheminée, tressaillit et regarda silencieusement Guibolaque.
Brocheriou fît un geste d'ignorance :
— Enfin, quoi ? insista Guibolaque. Où est-il ?... Moi je ne l'ai pas vu d'aujourd'hui. Il n'est pas venu à l'heure de la soupe... Voilà qu'il est près de minuit... Qui est-ce qui l'a vu ?...
Personne ne répondit ; la Toupie baissa la tête pour cacher la pâleur qu'elle sen tait monter à ses joues.
— Dis donc, reprit Guibolaque, en s'adressant encore à Brocheriou, tu en es sûr au moins de ce gars-là ?... Pas de danger qu’il soit de la rousse ?...
Brocheriou se mit à rire :
— Tu dérailles, mon vieux ! fit-il. De la rousse, ce copain-là, avec qui je me suis échappé du bagne et que je n'ai pas quitté depuis tantôt deux ans !... Sûr que je le connais, et que j'en réponds !... Quoi ? il aura été se promener.
— Joli temps pour se balader ! grogna Guibolaque en expectorant un jet de salive.
La pluie fouettait les vitres.
Soudain, tous se turent. Staff venait d'entrer. Il possédait un passe-partout et avait coutume de pénétrer sans bruit, à l'improviste, dans le cabaret, où sa présence causait toujours une certaine impression.
— Ah ! Ah ! fit Guibolaque en se soulevant à demi, te voilà... Chien de temps, n'est-ce pas ?...
Staff ne daigna pas répondre. Il était tout ruisselant de pluie. Il ôta son chapeau et, s'asseyant, jeta cet ordre :
— Une absinthe.
Miss Pochetée s'empressa de le servir. Staff ne prenait jamais, que de d'absinthe et il en buvait à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Il mélangea dans son verre, à parties à peu près égales, l'absinthe et l'eau, but une gorgée de l'épais breuvage et déclara :
— Il faut en finir.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? interrogea Guibolaque.
— Je veux dire, répondit Staff que voilà trop longtemps que nous tenons sous clef cette femme... Plus se prolonge sa séquestration et plus le danger augmente pour nous... Celui pour le compte de qui nous l'avons enlevée, la croit morte...C'est bien... Il a casqué ; c'est encore mieux... Si nous l'avons gardée vivante, c'est que nous comptons bien n'est-ce pas, après avoir fait payer sa mort, faire payer sa résurrection... Eh bien, le moment me paraît venu de traiter cette affaire.
Personne n'émit d'objection. Les propositions de Staff n'étaient, en général, point combattues. Et, se tournant un peu vers Christine, il appela :
— La Toupie !...
Christine se leva et, baissant la tête, elle attendit, dans une posture d’entant habituée aux coups, que Staff l'interrogeât.
— C'est toi qui portes à manger à la prisonnière ?
—Tu le sais bien, Michel, répondit Christine, à voix très basse.
— Qu'est-ce qu'elle te dit ?
— Elle ne me dit rien... Les premières fois elle a voulu me parler... Mais tu m'a vais ordonné de ne pas lui répondre... Alors elle ne m'a plus rien dit...
— Comment est-elle ?... Toi qui la vois tous les jours, as-tu remarqué chez elle des signes d'affaiblissement... Penses-tu, comme c'est probable, que la claustration à laquelle elle est soumise depuis une semaine, ait eu raison de l'énergie endiablée dont elle a fait preuve en se débattant contre nous ? Crois-tu que nous puissions en faire maintenant ce que nous voudrons ?
Staff attendit une réponse qui ne vint pas. Christine, les bras pendants, regardait obstinément le sol. Alors, Staff eut un geste de colère.
— Imbécile ! dit-il entre ses dents.
Et se levant.
— Allons ! donne-moi la clef et allume-moi une lanterne sourde.
La Toupie eut un mouvement d'épouvante auquel nul ne prit garde. Tous, à l'exemple de Staff, s'étaient mis debout.
— Hein ? fit Guibolaque... Tu veux ?...
— Sans doute, répondit Staff... Je veux aller la voir pour causer un peu avec elle... N'est-ce pas plus pratique que de la faire venir ici ?... Quoi ?... Le moment n'est-il pas bien choisi ?... À cette heure et par ce temps, il n'y a personne dehors...
Le ton dont il parlait n'admettait pas de réplique. Pendant qu'il absorbait d'un trait le reste de son absinthe, Christine allait passivement chercher la clef qu'il demandait, tandis que Miss Pochetée décrochait et allumait une lanterne sourde.
— Veux-tu qu'on t'accompagne ? demanda Brocheriou.
Staff le regarda de travers :
— À quoi bon ?... Je connais le chemin. Je ne risque pas de me perdre... Et nous serons mieux en tête-à-tête, elle et moi, pour, causer.
— Comme tu voudras, murmura Brocheriou.
Sans ajouter une parole, Staff remit son chapeau, prit la lanterne sourde et sortit.
Il y eut un silence plein de gêne ; puis Guibolaque se rassit et, reprenant les cartes, fit cette proposition à Brocheriou :
—Où en étions-nous ?... C'est à toi de donner, hein !...
Mais à ce moment, Miss Pochetée remarqua que Christine, livide, était agitée d'un frisson qui faisait s'entrechoquer l'une contre l'autre ses mâchoires.
— Qu'est-ce que tu as donc, la Toupie ?... demanda-t-elle.
Christine fit effort pour répondre :
— Je n'ai rien.
Tout son sang refluait, vers son cœur ; l'horreur l'étreignait de l'attente de ce qui allait se passer ; et, dans l'impuissance où elle se trouvait d'empêcher d'être ce qui allait être, elle se sentait presque morte, déjà. Les deux hommes avaient levé le nez et regardaient.
— Te voilà toute blanche, continua Miss Pochetée, et l'on croirait que tu vas te trouver mal.
— Je n'ai rien, répéta Christine.
Défaillante, elle se laissa tomber, assise, resta immobile, inerte, les yeux fixés sur la porte qui s'était refermée, mais qui, tout à l'heure, allait se rouvrir pour laisser reparaître Staff.
— Faut-il des sels à madame ? ricana Brocheriou... Oh ! la ! la ! si ça ne fait pas suer !... Nous y sommes, mon vieux ?
Humectant son pouce d'un large coup de langue, il commença à donner les cartes.
Après s'être assuré, en restant un instant sur le seuil du cabaret, l'oreille tendue et fouillant du regard les ténèbres, que tout était tranquille aux environs, Staff franchit d'un pas rapide l'espace qui le séparait de la palissade dont était entouré le terrain vague.
— Sacrée drôlesse ! grommela-t-il, en remarquant que les planches disjointes dont l'écartement servait à livrer passage n'avaient pas été remises en place ; il n'en faudrait pas davantage pour faire tout découvrir... Gare aux gifles, la Toupie !...
Il traversa le terrain vague et entra dans la cahute ; mais il eut une secousse de saisissement.
La clef qu'il tenait à la main était inutile. La porte du caveau était grande ouverte, soufflant au visage une fade odeur de terre.
Il écrasa un juron entre ses dents. Qu'est-ce que cela voulait dire ?... On avait laissé la porte ouverte !... L'idée, alors, se présenta à son esprit que la prisonnière pouvait bien s'être évadée. Mais il la repoussa :
Allons; donc ! lui-même, il avait assujetti la chaîne autour de la taille d'Adah Koknoyr. Il savait cette chaîne solide ; et la clef du cadenas ne l'avait pas-quitté. D'un geste instinctif, il s'assura que cette clef était bien dans son gousset.
N'importe, ce fut aussi rapidement qu'il le put, qu'il descendit l'escalier. Et, arrivé en bas, il courut au grabat sur lequel, pendant huit jours et huit nuits, Adah Koknoyr avait agonisé.
Une effroyable imprécation s'échappa da ses lèvres. Le grabat était vide... Il ramassa la chaîne qui gisait sur le sol, vit le cadenas brisé. Et il rencontra sous son pied et ramassa la lime qui avait été aux mains d'Adah Koknoyr l'instrument de la délivrance.
— Évadée !...
Son premier geste fut de se ruer à la poursuite de la fugitive... Mais il comprenait tout... La porte ouverte ; les planches de la palissade écartées ; Adah était déjà loin, assurément...
Il se raidit. Ses traits se durcirent. Il était effroyablement pâle. Ses yeux flambaient :
— Évadée !...
Au « Lapin guillotiné », Guibolaque et Brocheriou continuaient leur interminable partie de piquet. Miss Pochetée sommeillait à demi, les coudes sur ses genoux, la tête dans ses mains. Christine de plus en plus torturée de terreur, regardait fixement la porte, qui allait se rouvrir tout à l'heure...
Elle se rouvrit. Le regard de Staff vint frapper tout de suite Christine, droit et aigu comme un coup d'épée.
Ce regard, c'était la mort. Christine se leva, bégayant-un cri d'effroi, voulut fuir.
— Reste là ! ordonna Staff.
Il la saisit par le poignet, rudement.
Elle plia sous l'étreinte brutale, n’essaya pas de résister, attendit.
Miss Pochetée s'était réveillée. Debout Guibolaque et Brocheriou, fort stupéfaits questionnaient Staff.
— Quoi ?... Qu'y a-t-il ?...
— Ce qu'il y a ? répondit Staff en grinçant des dents... Il y a que, tandis que vous êtes là, stupidement, à jouer aux cartes et à boire, notre prisonnière s'est évadée.
—Évadée !... rugit Guibolaque.
— Pas possible ! glapit Brocheriou.
— Allez-y voir, si vous ne me croyez pas dit Staff ; moi, j'en viens.