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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
I
La menace
(suite)
— Crois-tu qu'il se trouverait un jury pour t'accorder les circonstances atténuantes ?... Tu blagues, mon vieux... Oh ! pour moi, sans doute, l'avocat pourra faire de l'éloquence... Ma naissance... Fille d'une prostituée et d'un assassin... les mauvais exemples que j'ai eus sans cesse sous les yeux... Est-ce que j'ai seulement la notion du bien et du mal ?... Savoir !... Je suis une inconsciente, une irresponsable... n'est-ce pas ? dit Adah.
Tandis que toi, c'est une autre affaire... Né dans les hautes classes de la société, neveu de la victime, pourvu de toutes les faveurs de la fortune, ayant dissipé ton patrimoine dans de sales débauches... Les jurés sont de bons bourgeois qui n'aiment pas ce genre de criminels... C'est la guillotine, va pour sûr !... Ton compte est réglé...
Les yeux de Maxime flamboyèrent ; ses poings se serrèrent nerveusement…
— Tais-toi ! dit-il d’une voix rauque.
Elle se mit à rire.
— C'est imbécile, dit-il, les lèvres serrées. D'abord, tu ne le feras pas...
— Crois-tu ?...
— Et si tu le faisais, qu'elles preuves apporterais-tu à l'appui de ton dire ?
— Quelles preuves ?... Perds-tu le sens ?... Cette histoire que le malheureux que nous avons laissé condamner à notre place a racontée, et que l'on a traitée de fable... penses-tu que je ne la raconterai pas, moi ?... Tu sais : l'attaque nocturne, sur la grande route ? Ignores-tu que, pour le juge d'instruction... il s'appelait M. Lacourbassière... il y a toujours eu des doutes, des obscurités dans tout ce drame ?
T'imagines-tu qu'il refuserait d'entendre mon témoignage ?... qu'il me fermerait sa porte au nez si j'allais me livrer... et te livrer avec moi ?...
Ce fut comme un vertige qui s’empara du cerveau de M. d'Hastecour ; pendant une minute, il vit rouge ; les mâchoires convulsées, les yeux sanglants, il marcha vers Adah.
— Tu ferais cela, toi ?
— Je me générais.
— Tu mens !... Te livrer, te perdre avec moi ?...
— Après ?... Je ne serai pas ta femme, soit ; mais ce nom de Mme d'Hastecour, ta mademoiselle de Champfloran ne le porterait pas non plus.
— Malheureuse !... Drôlesse !...
Et frémissant de rage, il leva le poing.
Mais Adah fit brusquement un pas en arrière et tandis qu'elle sortait de son corsage un revolver qu'elle braqua-sur Maxime, elle appela :
— Christophe !...
La lourde, portière, de velours se souleva, le nègre apparut, gigantesque, athlétique, ses dents .blanches riaient, sinistrement dans la pénombre et ses mains énormes se tendaient vers Maxime.
De sorte que ce fut à celui-ci, pris, entre ces deux menaces, de faire un geste de recul
— Pensiez-vous que je me laisserais prendre au dépourvu ? dit la voix lente et railleuse d'Adah... Non, monsieur d'Hastecour, je vous connais, je sais à qui j'ai affaire ; j'avais pris mes précautions.
Et comme il se taisait, la sueur au front, elle reprit :
— Nous n'avons plus rien pour le moment à nous dire. Vous connaissez maintenant mes volontés. Réfléchissez. Mais sachez bien que je vous surveille et que si j'apprends que vous ayez remis le pied chez cette demoiselle de Champfloran, je porte moi-même ma dénonciation au procureur de la République.
Et, lui tournant le dos, elle jeta cet ordre au nègre qui attendait :
— Christophe, reconduisez monsieur...
II
Les revenants.
À peu près au moment où, « reconduit » par le nègre Christophe, Maxime d'Hastecour quittait l'hôtel habité par Adah Koknoyr, et regagnait sa voiture qui l'attendait à quelques pas de là, sur le boulevard Montmorency — il était environ deux heures du matin — deux hommes entraient dans Paris-par la parte d'Auteuil.
Les employés de l'octroi, enfouis, pour se protéger contre les frissons de la nuit, sous leurs épais cabans, les regardèrent avec des yeux ensommeillés, et durent trouver, sans; doute, que ces individus étaient de mauvaise mine.
Mais ils ne songèrent point à les interroger au passage ; ce n'était point leur affaire, et ils en avaient vu bien d'autres.
Les deux hommes, en effet, étaient, à vrai dire, d'aspect plutôt singulier.
Vêtus de loques et couverts de boue et de poussière, comme des gens qui viennent de fournir, à pied, une longue marche, ils paraissaient accablés de fatigue.
L'un, surtout, s'appuyant sur une branche d'arbre qui lui servait de canne, avançait-avec peine, de cette allure bien connue de tous ceux qui ont fait les grandes manœuvres et n'ignorent point la souffrance causée par les plaies aux pieds.
Il était chaussé de souliers indescriptibles qu'un ingénieux enchevêtrement de ficelle empêchait seul de s'éparpiller ; en plein jour, l'état de délabrement de son pantalon eût paru probablement inquiétant au point de vue de la morale publique ; il n'avait sur le dos qu'une blouse de toile par l'entrebâillement de laquelle s'apercevait sa poitrine osseuse, ce qui donnait, à penser qu'il n'avait point de chemise et le chapeau de paille, fort déchiré, posé sur ses cheveux emmêlés, faisait, étant donnée la saison, un aspect bizarre.
Le costume de son compagnon n’était pas moins étrange, se composait d'une paire d'espadrilles, d'un pantalon de toile et d'une espèce de sac noir qui devait, jadis, avoir été une redingote et qui s'entortillait autour de son maigre torse. Une casquette, dépourvue de visière, semblait collée à son crâne.
Ils passèrent sous le pont du chemin de fer et, quand ils eurent traversé la place, celai qui s'appuyait sur un bâton eut un soupir.
— Enfin ! nous y sommes !
Mais l'autre se mit à ricaner.
— Quoi ?... Si tu veux, dire que nous voilà à Paris, tu as raison... Et même, ça fait rudement plaisir de se retrouver dans sa vieille capitale après une si longue absence... mais, fichtre ! il s'en faut que nous soyons arrivés où nous allons.
— C'est loin, encore ?
— Dame ! Paris à traverser.
Celui qui avait parlé le premier fit entendre une sorte de gémissement et, ayant retiré son chapeau de paille, essuya de sa manche son front qui ruisselait de sueur.
L'autre se rapprocha de lui.
— Pas de bêtise, Caporal, fit-il, ce n'est pas le moment de flancher... Il n'y a plus qu'un effort à faire... Quoi !... ça ne te ragaillardit pas de penser qu'on y est par venu enfin à ce Paris dont on était si loin ?
L'homme au chapeau de paille essaya de sourire, mais une expression d'âpre souffrance contracta ses traits.
— Je n'en puis plus ! murmura-il.
— De quoi ? fit l'autre...-Est-ce que tu se rais malade ?... Écoute... nous nous reposerons en route ; nous trouverons un endroit ; mais pas ici, c'est malsain, il y a des sergots qui rôdent... Tu voudrais pas qu'on nous ramasse... Ça serait zutant de faire naufrage juste en arrivant au port... Allons ! arrive !...
Et il prit par le bras son compagnon qui se laissa passivement emmener.
Ils avaient fait à peine, cinq cents pas dans la rue d'Auteuil, sombre et déserte, qu'une voiture arrivait derrière eux au grand trot faillit -les renverser. C'était le coupé de M. d'Hastecour. Ils durent se garer précipitamment et celui des deux qui, avait une casquette crut bon de crier quelques injures au cocher qui ne se retourna même pas...
— Dame ! fit l'homme en casquette philosophiquement, ça serait plus rupin si on avait une guimbarde comme ça pour se faire trimballer... Ça viendra peut-être... Pour le moment, faut marcher, arrive, Caporal...
Ils se remirent en marche, lentement, pesamment. De la poitrine de celui que son camarade appelait Caporal, sortait un râle convulsif.
Quand ils eurent franchi le pont Mirabeau, il s'arrêta :
— Écoute, dit-il, d'une voix haletante, je ne peux plus avancer... laisse-moi là, l'Aztèque... Puisque tu peux marcher, encore, continue... Moi, je tombe...
Il vacillait et serait tombé, en effet, si celui qu'il appelait l'Aztèque ne l'avait pais soutenu.
— Sacré lâche ! gronda l'Aztèque... Te laisser là pour que tu te fasses agrafer par les premiers sergots qui passeront... Eh bien ! ça serait bien la peine d'avoir fait le tour du monde, ou presque, pour renauder si bêtement !... C'est dommage qu'on n'ait plus le rond... Rien qu'une goutte de dur te remonterait le moral...
Je te dis que nous en avons à peine pour une petite heure... Allons ! arrive, Caporal !...
—Je te répète que je n'en peux plus, fit le Caporal, en secouant la tête... Mes jambes ne me portent plus.
— Écoute, reprit l'Aztèque, veux-tu descendre nous asseoir un peu sur la berge, sous le pont ?... Au moins là on ne viendra pas nous chercher... Après tout, ça ne me fera pas de mal à moi non plus de me reposer un brin... Si tu crois que je n'en ai pas ma claque !...
Le Caporal ayant acquiescé d'un signe de tête, ils descendirent tous deux, non sans peine, le raide escalier qui conduit à la berge, et, quelques instants après, ils étaient assis côte à côte sur des pierres éparses, ayant au-dessus d'eux la voûte métallique du pont.
À leurs pieds, coulait avec un gazouillement sinistre l'eau noire.
— Bigre ! fit l'Aztèque, faudrait pas rester trop longtemps ici. On prendrait froid. Ce qu'il y a des courants d'air.
Mais l'autre ne semblait point l'entendre, il gisait, assommé de fatigue, écrasé à force de souffrances, plus pareil, à une loque qu'à un être vivant.
Pendant quelques instants, il demeura dans un état presque comateux, le regard fixe, écoutant le sifflement de sa respiration haletante ; puis la pensée lui revint, et il revécut par le souvenir les années qui venaient de s'écouler.