86
LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
VI
Le frère et la sœur
(suite)
— Non, il n'est pas mort, puisque me voici... reprit Emmanuel... On m'a envoyé au bagne... J'en viens... Je me suis évadé... Christine, je suis ton frère…
— Mon Dieu ! balbutia-t-elle... Oui... il me semble:.. C'est bien son regard, c'est sa voix... Mais il y. a déjà trois ans ; il s'est passé tant de choses... Et puis, il est mort… Emmanuel est mort… Tout le monde est mort...
— Non, répéta-t-il en la serrant dans ses bras... Je vis... Je vis pour te protéger, pour te défendre, pour t'arracher à l'horrible existence que tu mènes... Rappelle-toi, Christine, notre petit logis si pauvre. Papa était malade... C'était la misère... Toi, tu travaillais à la fabrique, tu étais bien courageuse... mais tu ne gagnais, pas grand-chose...
Un sanglot déchira la poitrine de la Toupie, elle serra éperdument Emmanuel contre elle.
— Oh ! cria-t-elle... Emmanuel... mon frère !...
Il pleurait, lui aussi, convulsivement.
— Tu me reconnais ?...
— Oui... oui... c'est bien toi !... Ah ! que je suis heureuse de te revoir !...
Pendant quelques minutes ils se tinrent embrassés.
— Comme tu es changé, dit Christine ; tu es tout noir.
— C'est que j'ai souffert, vois-tu... C'est que ces trois ans qui viennent de s'écouler n'ont été pour moi qu'une longue torture, telle que je me demande avec étonnement comment j'ai pu survivre... Je te raconterai tout cela plus tard, quand nous aurons le temps... Mais toi, chère petite sœur, toi ?...
Un flot de sang empourpra les joues creuses de la pauvre enfant ; elle cacha son visage dans ses mains.
— Oh ! Emmanuel, fit-elle, si tu savais !...
— Je sais, dit-il, gravement, j'ai entendu tout à l'heure ce que tu disais à cette femme qui s'appelle Miss Pochetée.
Christine sanglotait tout bas :
— Oh ! Emmanuel, murmura-t-elle d'une voix étouffée, si tu savais comme j'ai honte !...
— Ne pleure pas, dit-il en la serrant de nouveau contre lui et en embrassant avec douceur les larmes amères qu'elle versait... Comme moi, chère petite, tu es victime des événements qui se sont écroulés sur nous... Je suis innocent et tu es innocente aussi, je te le jure... Nous sommes des malheureux, voilà tout.
— Ah ! fit-elle, que tu es bon de me parler ainsi.
— Ne pleure plus… Je suis venu pour faire apparaître la vérité et dénoncer les vrais coupables... Seulement écoute bien.
— Quoi ?
— Pour la tâche que j'ai à accomplir, pour ma propre sécurité, il faut absolument que je reste inconnu pendant quelque temps encore de ceux qui m'entourent... Tu comprends ?...
— Oui...
— C'est-à-dire que tu feras semblant de ne pas méconnaître comme je le fais moi-même depuis que je t'ai vue…Car je t'ai reconnue dès le premier jour, moi.
— Tu le veux ?...
— Il le faut. Si les gens avec qui nous sommes savaient qui je suis, c'en serait fait de moi.
— Oh ! dit-elle en frissonnant, ils sont capables de tout.
Emmanuel insista, prenant les deux mains de Christine dans les siennes, la regardant bien en face.
— Tu me le promets ?... Tu ne diras pas un mot, tu ne feras pas un geste qui pourrait donner à croire que nous nous connais sons...
— Je te le jure, balbutia Christine, très pâle.
— C'est bien… Et maintenant, il va falloir nous quitter. Je n'ai pu résister à l'ardent désir de te crier : Je suis ton frère et de t'embrasser ; mais c'est là une imprudence qu'il ne faut pas prolonger… Au revoir, petite sœur... Espère !... L'heure de la justice est proche.
— Je ferai ce que tu voudras, Emmanuel... au revoir...
— Au revoir, ma chère Christine... Va...Mais, au fait, où allais-tu donc, quand je t'ai arrêtée ?...
Cette simple question fit un effet extraordinaire. Christine pâlit encore, puis rougit, regarda le sol avec embarras et ne répondit pas.
VII
La séquestrée
— Pourquoi ne me réponds-tu pas ? demanda Emmanuel surpris de ce silence.
Et remarquant le panier volumineux que la Toupie avait posé à terre, il questionna :
— Où allais-tu ?... Que fais-tu dans ce terrain vague ? Qu'est-ce qu'il y a dans ce panier ?... Où le portes-tu ?...
Elle joignit les mains d'un geste de prière :
— Oh ! Emmanuel, dit-elle, je t'en prie, ne me questionne pas. Je ne puis rien te dire.
— Mais pourquoi ?...
— Parce, qu'il m'a fait jurer de ne rien dire à personne… et que, si je parlais, il me tuerait.
— Qui ?... Ce misérable Staff, je pense ?...
— Oui, dit la jeune fille en courbant la tête avec une expression de terreur !... Oh ! il l'a dit... Les autres, Guibolaque et Brocheriou... tu sais... ceux qu'on appelle le Tombeur et l'Aztèque... ils ne voulaient pas ; ils disaient qu'on ne peut pas se fier aux femmes, parce que les femmes ça bavarde... Mais Staff a répondu : — Celle-ci je réponds d'elle ; elle sait bien que si elle bavardait elle aurait tout de suite un couteau en travers de la gorge, dût-on me guillotiner après... — Oh ! il le ferait comme il l'a dit, va, Emmanuel, je t'en prie !...
Emmanuel frémissait ; il devinait que le hasard venait de le mettre sur la trace d'un secret terrible.
— Écoute, dit-il tu as promis de ne rien dire à personne... C'est bien... Mais moi, je suis ton frère, j'ai le droit de savoir ce que les misérables entre les mains de qui tu es tombée font de toi... Parle… Et je te défendrai contre eux, je te le promets.
— Emmanuel.
— D'ailleurs je ne dirai rien moi-même, je te le jure... Ton secret, quel qu'il soit, n'ira pas plus loin que moi…
— Ils te tueraient comme moi... Ils sont capables de tout.
— Je le sais... Mais sois tranquille ; ils ne tueront personne ; ils ne sauront rien... Parle.
— Tu le veux ? murmura-t-elle, ne se défendant plus que faiblement, cédant à l'ascendant qu'Emmanuel prenait de plus en plus sur elle.
— Je le veux ! dit Emmanuel d'une voix forte.
Alors, elle étendit le bras, dit faiblement :
— II y a quelqu'un là.
Elle montrait une de ces cahutes en planches couvertes en papier goudronné, qui servent vraisemblablement d'abri à des chiffonniers et font de la Butte-aux-Cailles, du côté du parc Montsouris, comme une ceinture de guenilles.
— Dans cette masure ? demanda Emmanuel.
— Non.
— Où donc ?
— Dessous.
— Comment, dessous ?
— Oui, sous terre.
Emmanuel se sentit frissonner ; il pensa :
— Quel crime nouveau vais-je donc découvrir ?
Il questionna :
— Que veux-tu dire ?... Quoi ! sous terre ?... Je ne comprends pas.
— Oui, dit Christine ; la cabane a l'air abandonnée... et elle l'est en effet, personne n'y loge plus ; mais il y a le caveau.
— Le caveau ?
— Oui... La porte est dans le coin à droite, cachée derrière des planches... On écarte les planches et on ouvre... J'ai la clef.
—- Tu as la clef... Eh bien ! quand la porte est ouverte ?...
— On descend.
— Est-ce profond ?
— Oh ! oui, il y a vingt-cinq marches...
Et qu'est-ce que l'on trouve quand on a descendu ces vingt-cinq marches ?
— Je te l'ai dit, le caveau.
— Qu'est-ce que c'est le caveau ?
— Je ne sais pas... c'est comme qui dirait une grande chambre sous terre... J'ai entendu une fois Guibolaque dire que ça restait des champignonnières qui ont été là autrefois… Je ne sais pas...
— Et pourquoi vas-tu à ce caveau, toi ?
— Mais pour porter ça.
Christine montrait son panier.
— Qu'est-ce qu'il y -a dans ce panier ?
— Il y a à manger.
— À manger... Pour qui ?
— Je te l'ai dit : pour la personne qui est dans le caveau.
Emmanuel passa la main sur son front il commençait à comprendre.
Évidemment, les bandits tenaient dans ce caveau quelqu'un séquestré.
— Qui est cette personne ? demanda-t-il en s'efforçant de son mieux, de dissimuler l'agitation à laquelle il était en proie.
— Je ne sais pas.
— Voyons, c’est-ce un homme ou une femme ?
— C'est une femme
— Jeune ? ...
— Oh ! toute jeune.
— Comment est-elle ?
—Je ne sais pas... On ne peut pas bien voir ; il fait très sombre dans le caveau.
— Depuis combien de temps cette femme est-elle là ?... interrogea Emmanuel.
— Je ne sais pas.
— Enfin depuis combien de temps lui portes-tu à manger ?
— Depuis une semaine, peut-être.
— C'est Staff et les autres qui l'ont fermée là ?
— Probablement.
— Sais-tu pourquoi ils l'ont fait ?
— Non.
— Voyons, cette femme, est-ce qu'elle est folle ?
— Oh ! non !... Les premières fois, elle me parlait bien raisonnablement... Mais je ne lui répondais pas... Staff m'a ordonné de me taire... Alors, maintenant elle ne me dit plus rien.
— Tu n'as jamais entendu Staff et les autres parler de cette femme ?
— Non. Quand ils causent et que j'arrive, ils se taisent et me renvoient.
— Est-ce qu'ils vont la voir dans le caveau ?
— Je ne crois pas.