99-A
LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
XIII
Ressuscitée...
(suite)
Roger de Farcheval-ajouta, jaloux de donner toute sécurité à Maxime :
— Elle est enterrée au fond d'une ancienne champignonnière, dans le bas de la Butte-aux-Cailles... Si on la retrouve jamais, ça ne pourra être qu'en creusant les fondations des maisons qui s'élèveront peut-être là un jour, dans cinquante ou dans cent ans ; nous n'y sommes pas.
— C'est parfait, dit Maxime, un peu pâle ; elle est bien là.
Roger se leva ; il avait ce qu'il voulait et ne demandait plus qu'à partir.
— Allons ! au revoir, mon vieux, dit-il.
— Tu pars ?
— Un peu. Paris n'est pas sain pour moi en ce moment, et je n'ai plus rien à y faire... Demain, je serai loin.
— Eh bien ! bon voyage, dit Maxime qui, après tout, était enchanté de voir s'en aller son complice et souhaitant fort in petto ne jamais le revoir.
— Et toi, bonne chance en ménage !
Ils se serrèrent la main, mollement. Roger de Farcheval sortit.
Maxime d'Hastecour sonna son valet de chambre. L'heure était venue pour lui d'aller chercher sa femme poux la conduire à l’église. Le coupé, tout garni de fleurs d'oranger, attendait dans la cour de l'hôtel.
L'animation était grande dans la rue de Verneuil, ordinairement si paisible, aux alentours de la demeure du marquis de Champfloran. Les voitures armoriées se succédaient devant la porte.
Sur les trottoirs, le service d'ordre, ganté de blanc, contenait avec peine la foule des concierges et des domestiques des environs.
L'escalier que gravit Maxime, à pas lents, était décoré de branches vertes, et dans l'appartement il y avait une telle pro fusion de fleurs que, bien que toutes les fenêtres fussent largement ouvertes, on suffoquait, un peu.
Maxime vint saluer M. de Champfloran et embrasser respectueusement la marquise. Les plus proches membres de la famille et les témoins étaient là.
Et l'on causait à voix basse, discrètement ; parfois des mains gantées de blanc arrêtaient des bâillements au passage.
Maxime d'Hastecour, très calme, ressentait une profonde satisfaction intime. La mort de son oncle, le baron Marpault, l'avait fait riche mais qu'était-ce pour lui que la richesse sans la considération ? Ce mariage- le faisait adopter définitivement par la haute société.
Désormais, ces hommes et ces femmes qui étaient là, porteurs de noms anciens, représentant de vieilles familles, le regarderaient comme l'un des leurs. Il était leur allié, leur parent.
Adah était morte ; Roger de Farcheval disparaissait pour toujours ; toutes les guenilles sanglantes du passé étaient jetées aux ordures ; M. Maxime d'Hastecour faisait peau neuve ; il commençait une vie nouvelle.
L'heure- approchait du départ pour l'église. Mlle Germaine de Champfloran — civilement depuis l’avant-veille, Mme d'Hastecour — se montra et son apparition souleva le murmure admiratif et attendri qui accueille toujours les jeunes épousées revêtues de la robe virginale.
De fait, elle n'était point jolie ; mais elle avait l'air très doux, très jeune, très- innocent, Quand Maxime s'inclina devant elle, une légère rougeur passa sur son front.
Et l'église Saint-Thomas d'Aquin se trou va trop petite pour contenir la foule brillante des invités. La cérémonie, somptueuse, fut longue. Interminable également fut le défilé à la sacristie. De vieilles douairières venaient embrasser Germaine. Maxime rendait avec un sourire les poignées de mains. Il n'avait en lui qu'une pensée :
— Ça y est...
Tout à l'heure, la corvée allait être finie. Après un lunch tout intime, les nouveaux mariés partaient pour l'Italie.
De temps en temps Maxime regardait sa femme, debout à côté de lui, l'air las, comme étourdie par les félicitations et les embrassades qu'elle devait subir. Il ne l'aimait pas ; elle lui était parfaitement indifférente ; mais qu'est-ce que cela faisait ? Elle lui apportait ce qu'il avait si ardemment désiré : la respectabilité. Il se promit de lui rendre la vie aussi aimable qu'il serait en son pouvoir de le faire, c'est-à-dire de la laisser libre de ses actions.
Lui, probablement, il se tournerait vers la politique, se ferait nommer conseiller général du canton où se trouvait le vieux château de son beau-père ; plus tard, il entrerait au Parlement.
Ainsi, pendant qu'il recevait et rendait des poignées de mains, il échafaudait dans sa pensée des plans d'avenir.
Tout a une fin. Le défilé était terminé, Mlle de Champfloran était entrée dans l'église au bras de son père, Mme d'Hastecour allait en sortir au bras de son mari. Le défilé s'organisa.
La petite place devant Saint-Thomas-d'Aquin était encombrée et le service d'ordre avait grand-peine à faire ranger les voitures. Il ne pleuvait pas. Le temps était sombre et froid.
M. et Mme Maxime d'Hastecour parurent en haut des marches qu'on avait recouvertes d'un épais tapis rouge. Derrière eux était la famille. Le coupé garni de fleurs d'oranger s'était avancé ; le valet de pied, chapeau bas, ouvrait- la portière.
Et alors se produisit l'événement qui devait frapper d'une émotion ineffaçable tous les assistants.
Soudain, dans l'espace laissé libre sur les marches de l'église, entre le couple des mariés et la voiture, une femme surgit.
Comment était-elle arrivée là ? Nul, quand on essaya de reconstituer la scène, ne put le dire d'une façon bien précise. On supposa que, profitant de ce que tous les regards étaient tournés vers le porche de l'église, elle s'était glissée à travers la foule, puis élancée d'un bond. Du reste, son costume, à cela près qu'il était noir et, par suite, quelque peu déplacé dans cette cérémonie nuptiale, n'avait rien qui pût la faire remarquer.
Elle était vêtue d'une robe de soie sur laquelle s'entrouvrait un grand manteau de loutre, et portait un large chapeau, à grandes plumes noires. Ceux qui la remarquèrent durent la prendre pour une amie de la famille, qui n'avait pas quitté le deuil.
Quand on la vit se dresser ainsi, il y eut un cri dans la foule. Mais-avant qu'on eût eu le temps d'intervenir, elle avait, d'un geste brusque, arraché son chapeau et, tête nue, elle demeura droite, immobile, sans dire une parole, devant Maxime.
Celui-ci était devenu livide. Il avait lâché le bras de Germaine stupéfaite et- avait fait un geste instinctif pour repousser la terrible apparition.
Bien que les souffrances, les privations, les angoisses subies pendant les huit jours de sa séquestration dans le caveau de la Butte-aux-Cailles, eussent profondément gravé leurs traces sut le visage d'Adah Koknoyr, Maxime l'avait reconnue du premier coup d'œil.
C'était elle. Échappée de la tombe ! ressuscitée !...
Un profond et rauque soupir s'exhala de sa poitrine convulsée ; il regarda autour de lui avec égarement.
Des voix s'élevaient, criant :
— Qu'est-ce que c'est que cette femme ?...
Alors Adah Koknoyr formidable, ses cheveux fauves envolés au vent, marchait sur Maxime, gravissait les marches, le bras tendu, accusateur ; et elle cria, d'une voix qui mordait, qui déchirait :
— Assassin ! Assassin !...
Les lèvres bleuies de Maxime s'agitèrent ; elles murmuraient ces mots à l'adresse de Roger de Farcheval :
— Lâche ! qui m'a trahi !...
Puis, sans quitter du regard les yeux flamboyants d'Adah Koknoyr, il fouilla de sa main droite dans la poche de son pantalon.
La confusion était inexprimable. Les exclamations de tous côtés s'enchevêtraient.
— C'est une folle !...
— Arrêtez-la !
— Il n'y a donc pas d'agents ?...
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Assez !... assez !...
Vingt bras avaient saisi Adah ; mais se débattant contre ceux qui l'entraînaient, elle criait d'une voix qui dominait le tumulte :
— Maxime d'Hastecour a assassiné son oncle, le baron Marpault... Je suis sa complice... Je donnerai les preuves… À la guillotine, assassin !... assassin !...
Et tout à coup l'on entendit une détonation. Avec le revolver qu'il avait pris dans sa poche, Maxima d'Hastecour venait de se faite sauter la cervelle.
On le vit tomber, raide mort. Il y eut un mouvement général d'horreur, tandis qu'Adah, levant les bras au ciel, poussait un grand cri de triomphe.
Le corps roula sur les marches, vint s'arrêter aux pieds mêmes d'Adah Koknoyr vengeresse...
Ma fille ! cria d'une voix déchirante le marquis de Champfloran en se précipitant vers Germaine qui chancelait.
Et l'on dut emporter, évanouie, la jeune Mme d'Hastecour, dont la blanche robe d'épousée était éclaboussée de débris de cervelle et de sang...
XIV.
Justice
Depuis une semaine Emmanuel Levangard était à la Conciergerie.
Après la sanglante tragédie dont le cabaret de la rue de l'Espérance avait été la théâtre, Emmanuel, se séparant du cadavre de Christine qu'il embrassait en sanglotant, avait dit aux gens de police qui l'entouraient :
— Je suis votre prisonnier.
Mais M. Lacourbassière, qui, comme on l'a vu, avait tenu à l'accompagner dans la périlleuse expédition, lui avait énergiquement serré la main en lui disant :
— Comptez sur moi.
Emmanuel, ayant donné au ministre sa parole d'honneur de se considérer comme en état d'arrestation, pas un instant l'idée ne lui était venue qu'il pût s'évader. Du reste, après l'incroyable dépense d'énergie qu'il venait de faire, il était dans un complet état de prostration.
Il put fournir cependant les indications nécessaires pour qu'on parvînt au caveau où Adah Koknoyr avait été enfermée. On ne put que constater la disparition de la prisonnière.