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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
X
Le bon Juge
(suite)
— Quoi ? demanda la femme du juge.
— Vous êtes bonne... Vous ne refuserez pas de me répondre, si c'est en votre pouvoir... supplia Emmanuel.
— Parlez, mon ami...
— Vous semblez connaître comme M. Lacourbassière lui-même l'affaire dont j'ai été, dont je suis la victime ?...
— Je la connais, en effet...
— Madame, pardon... J'avais une fiancée... Une pauvre charmante fille qui m'aimait... qui s'était donnée à moi parce que j'étais dans le malheur... Et qui a fait le sacrifice de sa réputation pour tenter de me défendre contre l'épouvantable accusation qui pesait sur moi…
— Lydie Remy ! s'écria Mme Lacourbassière.
— Vous vous souvenez d'elle ?...
— Certes!
— Madame !... Ah! C’est horrible d’hésiter ainsi de peur d'apprendre encore une mauvaise Nouvelle... Savez-vous ce qu'elle est devenue ?...
— Mais sans doute !... elle a été recueillie par un digne homme, M. Pichevin, le juge de paix...
— Ah !...
— Oui... M. Lacourbassière et moi, nous nous intéressons à cette brave fille... Elle est toujours chez M. Pichevin... Je les ai vus deux ou trois fois, elle et son enfant.
Un cri jaillit hors de la poitrine d'Emmanuel.
— Son enfant !...
—Oui.
— Elle a un enfant ?...
— Né quelques mois après votre condamnation...
Et Mme Lacourbassière ajouta, baissant les yeux :
— Elle dit que vous en êtes le père...
Emmanuel chancela ; si Mme Lacourbassière ne l'avait retenu, il serait tombé sur le sol.
— Bonté divine ! balbutia-t-il… Un enfant !... Mon enfant !... J'ai un enfant... Ah ! c'est maintenant qu'il faut que je vive, que je sois réhabilité.
— Oui, reprit Mme Lacourbassière, dont les larmes ruisselaient... C'est un petit garçon... qui s'appelle Emmanuel.
Emmanuel ne put répondre que par un gémissement, l'émotion le terrassait ; il retomba assis ; il sanglotait.
Mais M. Lacourbassière reparut, très pâle, nerveux, avec des gestes saccadés. Il avait remplacé ses pantoufles par des bot tines, passé un pardessus, mis un chapeau.
— Allons ! dit-il d'une voix brève.
— Où me conduisez-vous ? interrogea Emmanuel en se mettant debout
— Vers la réparation ; venez !...
Il l'entraîna, lui fit descendre l'escalier. Emmanuel se laissait faire, chancelant.
Dans la salle à manger, Mme Lacourbassière, les coudes sur la table, la tête dans ses mains, pleurait doucement.
Sitôt arrivé dans la rue, M. Lacourbassière héla une voiture de place qui passait, y fit monter Emmanuel et y monta lui-même, en donnant cette adresse au cocher.
— Au ministère de la Justice !...
X
Ministre et forçat
Pendant le trajet de la rue Condorcet à la place Vendôme, l'émotion indicible qui s'était emparée d'Emmanuel quand il avait appris de la bouche de Mme Lacourbassière que Lydie vivait et qu'elle était mère, avait eu le temps de se calmer.
Restitué aux réalités imminentes de la situation, il sentit son cœur battre à se rompre quand, à la suite de M. Lacourbassière, il pénétra dans le sévère hôtel qui abrite l'administration de la justice française.
Son sort allait se décider.
Mais ce ne fut pas chose commode que de parvenir jusqu'au ministre. Les domestiques, d'abord, refusèrent net d'entre-bâiller même la porte et eurent à l'adresse des visiteurs die significatifs haussements d'épaules.
Il était plus de dix heures du soir ; le ministre s’était, après dîner, retiré dans ses appartements particuliers ; assurément, il ne recevrait personne... Et le conseil était donné tout simplement à M. Lacourbassière et à la personne qui l'accompagnait de revenir le lendemain matin. On leur faisait espérer qu'ils pourraient peut-être voir le chef ou le chef-adjoint du cabinet, ou, à leur défaut, un attaché.
Il fallut que M. Lacourbassière se fâchât presque, insistant sur la gravité exceptionnelle de la communication qu'il avait à faire, pour obtenir que sa carte fût mise sous les yeux du ministre.
Celui-ci connaissait particulièrement l'ancien juge d'instruction, il professait pour lui une vive estime ; aussi, bien qu'il trouvât l'heure indue et la visite fort inopportune, il donna l'ordre de faire entrer.
Quand le valet eut jeté, le nom de M. Lacourbassière, le ministre se leva pour faire un pas au-devant du visiteur ; mais il eut un geste de surprise en voyant Emmanuel qui marchait sur les talons de son introducteur.
Qu'était-ce que cet individu d'apparence si misérable, si louche ?
— Monsieur le ministre, dit M. Lacourbassière après s'être excusé, en une phrase rapide, de l'insistance qu'il avait mise à demander audience, j'irai droit au but ; il est tard et les instants sont précieux... Je vous amène un homme qui s'est évadé de l'île Royale...
Le ministre se demanda pendant un moment si M. Lacourbassière n'était pas devenu fou.
Mais c'était un homme à qui une longue pratique de la vie parlementaire avait conféré une rare impassibilité ; il se contenta d'assujettir son pince-nez et, se renversant un peu sur le dossier de son fauteuil, d'articuler un : « Vraiment ! » tout à fait diplomatique.
Alors, d'une voix chaude, à phrases pressées, M. Lacourbassière raconta tout ; fit l'historique de l'affaire de Vitry-sur-Seine, affaire que le ministre avait entièrement oubliée, s'il l'avait jamais connue autrement que d'une manière toute superficielle.
Après quoi, il se tourna vers Emmanuel et lui dit :
— Parlez !
Et le ministre acquiesça d'un lent signe de tête, goûtant, en homme d'esprit qu'il était, le ragoût original de cette conversation du garde des sceaux, chef de la magistrature, avec ce forçat évadé.
Refoulant son émotion, rassemblant avec l'énergie du désespoir le peu de forces qui lui restaient, Emmanuel parla... Il raconta sa rencontre, à l'île Royale, avec Brocheriou, il narra l'évasion superbe à force d'audace ; il montra la baleinière s'éloignant du rivage sous la poussée vigoureuse des avirons, emportant vers la liberté son équipage de forçats révoltés, tandis que debout sur le bloc de pierre bleue, Jarsaillon terrible, écumant, déguenillé, brandissait son poignard au-dessus de Térésa évanouie, et qu'à ses pieds les gardes-chiourme se taisaient, pleins d'épouvante.
Le ministre écoutait avec une attention soutenue. Il avait entendu parler de cette évasion extraordinaire ; un rapport, dénaturant, du reste, autant que possible les faits, était arrivé à Paris.
— Continuez, dit le ministre en s'accoudant sur son bureau.
Ainsi encouragé, Emmanuel poursuivit. Il refit, mais avec plus de détails, le récit qu'il venait de faire à M. Lacourbassière. Et, pour le coup, le ministre ne chercha plus à cacher qu'il était empoigné. Car l'enlèvement d'Adah Koknoyr, sa disparition, ainsi que celle de ses ravisseurs, faisaient encore l'objet de toutes les conversations.
Quoi ! Adah Koknoyr séquestrée, enfermée dans un caveau, enchaînée dans un terrain vague de la Butte-aux-Cailles !...
Un détail fit sursauter le ministre : celui de la lime que Christine devait avoir remise à. Adah Koknoyr et dont celle-ci comptait se servir pour se délivrer de ses fers.
— Mais, s'écria le ministre, sortant de sa réserve politique, emballé malgré lui par l’intérêt du récit, n'avez-vous pas pensé que cette femme, si vous lui avez procuré les moyens de fuir, n'aura rien de plus pressé que de se mettre en sûreté et se gardera, bien de faire à la justice les révélations qu'elle vous a promises et qui l'atteindraient elle-même ?...
M. Lacourbassière tressaillit, tant la remarque lui parut juste. Il regarda Emmanuel. Mais celui-ci secouait la tête :
— Je ne crois pas, monsieur le ministre... Cette femme veut se venger… Non, ce n'est pas ce que vous dites... Il y a autre chose...
Et sa main pressait son crâne, comme pour en faire jaillir la pensée confuse qu'il ne parvenait pas à exprimer.
— Soit, fit le ministre, en donnant d'un geste de la main congé à l'Incident… Après tout, nous verrons bien...
Et s'adressant à M. Lacourbassière :
— Voyons, quelle est votre pensée ? Précisez !...
— Monsieur le ministre, répondit l'ancien juge d'instruction, nous avons en ce moment l’occasion unique de faille briller la vérité sur une affaire restée obscure et dont la victime est là, devant vous, et en même temps d'élucider cette affaire de rapt qui passionne à bon droit l'opinion publique... Cette occasion il ne faut pas la laisser échapper…