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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
III
Le repaire
(suite)
— L'Aztèque, proposa, Guibolaque, Je te fais un piquet.
— Tout de même !
Ils s’attablèrent, s'absorbèrent dans leur jeu fumant, avec de copieuses absinthes en train de faire à .côté d'eux.
Et, comme ils jouaient silencieusement, de la cuisine une voix s'éleva, lente, éraillée, rauque, douce pourtant.
Emmanuel se sentit trembler de tous ses membres ; c'était sa sœur qui chantait ; elle chantait une espèce de chanson difforme qu’il écouta, béant :
Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
J'vas cherchant fortune,
Au bord du ruisseau ;
J'suis bigrement lasse,
J’ai
les talons lourds.
Ohè ! ceux qui passent,
Qui qui veut, d'l'amour ?...
La voix traînait, traînait ; et c'était plus une plainte qu'un chant.
Guibolaque ni Brocheriou n'écoutaient. Guibolaque retira sa pipe de sa bouche pour cracher copieusement, et, après, il avala une forte lampée d'absinthe.
Cependant Brocheriou annonçait son jeu :
— Tierce majeure par cinq cartes valant quarante-huit... et Quatorze de grenouilles…
Dans la cuisine, la voix de la Toupie chantait toujours... Mais la chant s'achevait dans un sanglot désespéré, presque dans un râle d'agonie...
Alors Emmanuel sentit que son cœur crevait ; baissant davantage la tête, silencieusement, longtemps, il pleura…
IV
Entre complices
En quittait Adah Koknoyr, Maxime d'Hastecour avait pensé, d'abord, à se faire conduire tout de suite, chez Roger de Farcheval ; mais il réfléchit que ce serait course inutile et temps perdu.
Roger de Farcheval, ayant quelque argent dans sa poche passerait vraisemblablement la nuit en débauches, et ne rentrerait pas chez lui, s'il y rentrait, avant le jour. Il suffirait de l'envoyer chercher le lendemain matin.
À onze heures, Roger de Farcheval qui, en réintégrant son domicile, avait trouvé le mot apporté dès la première heure par le valet de chambre de M. d'Hastecour se présenta chez ce dernier.
Au premier regard, il comprit que des choses graves se passaient.
Très pâle, les yeux secs et enflammés, Maxime avait l'aspect d'un homme qui n'a point dormi.
— Eh bien ? interrogea M. de Farcheval, non sans une certaine inquiétude.
Et pendant que Maxime allait voir si la porte était bien fermée :
— Tu l'as vue ?
— Je l'ai vue, répondit Maxime, en revenant s'asseoir et en faisant signe à son ami de prendre un siège.
Il était très maître de lui, au moins en apparence, ses gestes un peu saccadés trahissaient seuls l'agitation à laquelle il était en proie.
Comme la physionomie tout entière de Roger exprimait l’interrogation, il poursuivit, parlant bas et vite :
— Nous avons causé... Elle m'a signifié son ultimatum. Veux-tu une cigarette ? Il y en a là, sur la table... Oui ; et c'est très net... Ou bien je l'épouse, ou bien elle me dénonce.
— Hein ! fit Roger, en sursautant et en lâchant la cigarette qu'il se préparait à allumer.
— Oui... Et toi avec moi, bien entendu, et elle-même avec nous deux, cela va sans dire.
— Mais…
— Oh ! pas de paroles inutiles... Nous sommes devant le danger… Qu'Adah soit femme à mettre sa menace à exécution, cela ne fait pas l'ombre d'un doute... Tu la connais… Elle m'a dit que si je ne rompais pas immédiatement avec la famille de Champfloran, elle irait sur-le-champ se livrer... ce qui amènerait notre arrestation à nous deux dans les vingt-quatre heures... Elle a envisagé toutes les conséquences de son action... Elle pense en être quitte avec une quinzaine d'années de prison, peut-être moins... Pour moi, c'est la guillotine à tout le moins les travaux forcés à perpétuité... Toi, tu peux compter sur vingt ans de bagne, voilà...
Ne m'interromps pas... Qu'as-tu à dire ? Je me suis préoccupé de la question de savoir si nous pourrions opposer à ses dénonciations des dénégations... Eh bien ! non c'est impossible... Oh ! sans doute nos précautions ont été admirablement prises... Nous avons pu établir d'une façon irréfutable notre alibi... Et il n’a fallu rien moins, du reste, pour que ce maudit juge d'instruction, ce M. Lacourbassière... tu le souviens... consentit à renoncer aux soupçons qu'il avait conçus... Mon cher, il y a eu un moment où tout l'échafaudage ne tenait plus qu'à un fil... Si le fil avait cassé, nous étions perdus... c'est-à-dire si on avait retrouvé les damnés rôdeurs qui, dans la nuit du crime, nous ont attaqués, Adah et moi, sur la route de Vitry...
Enfin, l’édifice si laborieusement construit a tenu bon, nous avons été-sauvés et l'on a condamné à notre place ce soldat qui, précisément était venu à notre secours quand nous; étions aux prises, avec les rôdeurs, cet imbécile... ce... comment s'appelait-il donc, déjà ?...
— Levangard, je crois.
— Oui, c'est cela, Levangard... Donc, nous avons pu être tranquilles, croire l'affaire enterrée, encore que l'on ait eu là bêtise de ne pas couper le cou au Levangard en question... Mais cela n'empêche pas que notre sécurité ne soit bien fragile... Mon cher, dans toute chose humaine, il y a un point faible... ici, le point, faible, c'est la voiture...
— Ah ! fit Roger de Farcheval en tressaillant.
— Eh oui, parbleu !... Nous n'avions pas voulu nous servir du coupé d'Adah... nécessai rement... Il fallait que le cocher pût, comme il l'a fait, — et son témoignage ai été décisif, — affirmer que ni la voiture ni les chevaux n'étaient sortis de la remise ou de l'écurie cette nuit-là.
Pourtant une voiture nous était indispensable, pour nous rendre auprès du baron Marpault... Cette voiture, c'est toi qui nous l'a procurée... Ç'a été ta part de complicité dans ce qu'on a appelé le drame de Vitry-sur-Seine...
Oh ! tu sais, elle est parfaitement suffisante pour t'envoyer à la Guyane...
Rappelle-toi : pendant cette nuit du 3 novembre, tu nous attendais sur la route, à cinq cents mètres environ de l’entrée de Paris… Nous t'ayons remis le coupé, et en faisant un grand détour, nous sommes rentrés à Paris, sans que notre passage fût remarqué, par la porte d'Arcueil, tandis que toi tu reconduisais cheval et voiture au loueur à qui ils appartenaient, à Maisons-Alfort...
Que cet homme ait été étonné alors, c'est probable... Avec la poignée d'or que je t'avais remise pour lui, tu as pu calmer ses velléités de curiosité... Mais qu'il soit mis en cause, maintenant, il parlera... Son registre parlera...
Oh ! j'entends, bien que tu as donné un faux nom... Mais il te reconnaîtra... Il ne voudra pas être compromis... Il parlera, te dis-je...
Et puis, vois-tu l'effet produit par Adah, racontant à son tour l'attaque nocturne, confirmant de point en point le récit fait par ce Lavangard... Il est au bagne... soit ; on l'en ferait revenir... Il n'a jamais fait que protester de son innocence… pour cause, d'ailleurs... Il trouvera vingt personnes pour une, pour l'aider à demander, à obtenir la révision de son procès... La mode est au forçats innocents ; le public aime ça...
Quand il n'y aurait que ce Lacourbassière, que nous sommes bien sûrs de voir reparaître...
C'est pour le coup que l'on chercherait nos trois rôdeurs ; et, comme on les chercherait sérieusement cette fois, on les trouverait... Non, mon vieux, il n'y a pas à se le dissimuler, il n'y a pas d'illusion à se faire ; ne nous payons pas de mots : si Adah parle, si Adah se livre, si Adah se dénonce et nous dénonce avec-elle, nous sommes perdus.
— Fichtre ! fit Roger de Farcheval, en se levant d'un geste instinctif.
Il était très pâle.
Un silence de quelques instants suivît. Maxime prenait une cigarette et ce ne fut qu'après l'avoir allumée qu'il interrogea :
— As-tu une idée ?... Qu'est-ce que nous allons faire ?...
— Tu dis qu'elle veut que tu l'épouses ? demanda Roger.
— Rien que ça !
— À ta place, je l'épouserais.
Maxime haussa les épaules.
— Si c'est là tout ce que tu trouves, imbécile. J'aurais commis un crime, j'aurais volé, assassiné, risqué la guillotine, pour associer ma vie à celle d'une fille qui, déjà, a eu vingt amants, pour lui donner mon nom !... Jamais !...
Roger eut un geste de décourageaient et suggéra :
— Offre-lui de l'argent.
— Est-ce que tu crois, que j'ai attendu que tu me donnasses ce conseil ? riposta Maxime.
— Tu ne lui en as peut-être pas offert assez ?
— Trois millions.
— Diable !
— Et j'aurais été plus loin, si je n'avais pas compris que tout devait être inutile...: Elle veut être ma femme, je te dis, elle veut être Mme d'Hastecour.
— Alors, fit Roger, je ne vois plus qu’un parti à prendre.
— Lequel ?
— Fuir !
— Où ça ?
— Est-ce que je sais ?... Au loin.
— Si loin que nous allions, on nous retrouverait... Et puis, comme, c'est facile !... La plus grande partie de ma fortune est en terres... Il faudrait du temps pour réaliser… Je ne pourrais le faire sans donner l'éveil à Adah... Et se sauver comme un escroc vulgaire-avec quelques centaines de mille francs dans la poche, merci !
— Alors, quoi ?