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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
IV
Entre complices
(suite)
— Je le lui dirai à lui-même... Mais sachez qu'il s'agit d'une affaire de la plus haute importance et qu'il faut que je le voie le plus tôt possible... Vous savez où il est ?
Elle remua la tête affirmativement.
— Est-ce loin ?
— Non.
— Très bien. Je ne vais pas avec vous parce que je sais qu'il n'aime pas que l'on vienne le surprendre... Mais allez le trouver, lui, et dites-lui que je l'attends en faisant les cent pas, rue Wurtz... Et qu'il ne me laisse pas trop attendre, car il ne fait pas chaud...
— Oh ! non ! il ne fait pas chaud ! dit la Toupie, en qui cette phrase éveillait sans doute le souvenir tout récent, de longues stations sous la bise, les pieds dans la boue, au coin glacé des rues...
On l'a vue, au chapitre précédent, arriver chez Guibolaque « Au Lapin guillotiné », à ce cabaret de la rue de l'Espérance où Staff se trouvait en compagnie de Guiholaque, de Brocheriou et d'Emmanuel.
Pendant que Guibolaque et Brocheriou prenaient l'absinthe en faisant un piquet et que la Toupie, tout en aidant Miss Pochetée à éplucher ses légumes, chantait cette chanson mélancolique et macabre qui avait fait ruisseler les larmes sur les joues creuses d'Emmanuel, Staff s'était dirigé vers l'endroit où l'attendait Roger de Farcheval, mains en poches, fumant un cigare, et battant la semelles
— C'est toi, vieille canaille î dit-il amicalement. Qu'est-ce que tu me veux ?
— Chut ! dit l'autre... Il y a un coup à faire...
La nuit était, entièrement venue. La rue Wurtz était déserte, mal, éclairée par de pales becs de gaz, dont la lueur, de loin en loin miroitait sur les pavés.
Roger et Staff se mirent à marcher, coude à coude, le long des palissades, le dos courbé, causant tout bas...
V
Le coup de la portière
« Madame et chère amie,
« Une entorse que je me suis donnée le plus sottement du monde me
condamne à rester étendu sur une chaise longue. C'est pourquoi au lieu d'aller vous trouver, comme je n'eusse pas
manqué de le faire, j'ose vous prier de vouloir bien, passer le plus tôt possible, chez moi, rue Coëtlogon. Vous
connaissez la maison, y était déjà venue. J'ai à vous faire de la part de Maxime une communication de la plus
extrême importance. Vous comprenez que je ne puisse m'expliquer davantage dans une lettre. Je vous attends. Je mets
mes hommages à vos pieds.
« ROGER »
Seule, chez elle, boulevard de Montmorency, dans le petit boudoir où, trois jours auparavant, elle avait reçu la visite de Maxime d'Hastecour, Adah Koknoyr chiffonnait méditativement entre ses doigts cette lettre qu'on venait de lui apporter.
Irait-elle à ce rendez-vous ? Sans doute, une vague défiance était en elle ; mais eût-elle eu peur, vraiment, elle était infiniment trop orgueilleuse pour se l'avouer à elle-même.
Déjà bien des fois, elle s'était trouvée dans des aventures périlleuses, elle avait toujours marché droit au danger, en le re gardant bien en face.
De quoi aurait-elle eu peur, d'ailleurs ? Les gens devant qui elle se trouvait n'étaient certes point de taille à lui inspirer épouvante.
Maxime, à son avis, était un lâche. Elle l'avait vu à l'œuvre ; Il avait, oui, frappé le baron Marpault, mais ç'avait été à la faveur de l'obscurité profonde. Elle le connaissait assez, pour être sûre que, d'un seul regard le vieillard l'eût fait reculer.
Quant à Roger, Adah professait le plus complet mépris pour ce criminel de bas étage, prêt, pourvu, qu'on le payât, à toutes les besognes de second plan, mais trop poltron pour risquer jamais un coup d’audace.
Rue Coëtlogon ?... Oui, Adah connaissait bien cela. Sitôt débarquée à Paris, ne voulant pas aller trouver directement M. d'Hastecour chez lui, c'était chez Roger de Farcheval qu'elle était allée.
À vrai dire, celui-ci habitait-un petit pavillon assez isolé, où menait une allée fort obscure.
Mais la rue Coëtlogon donne dans la rue de Rennes, à quelques minutes du boulevard Saint-Germain. Vraiment l'idée d'un guet-apens; d'un piège, était absurde, enfantine....
Adah repoussa d’un sourire les appréhensions qui, un instant, l'avaient effleurée. Si c'avait été dans un quartier perdus désert, soit. Mais on n'assassine pas à dix heures du soir, en plein faubourg Saint-Germain.
D'ailleurs, n'était-elle pas armée ?... Elle portait toujours sur elle son revolver.-. Et puis ne se ferait-elle pas accompagner de son dévoué nègre, Christophe, dont la force herculéenne et la bravoure à toute épreuve étaient bien faites pour la rassurer complètement.
Elle irait… Au surplus, sa curiosité était vivement excitée. Elle désirait savoir ce que Maxime pouvait avoir à lui faire dire ; et quand le démon de la curiosité a pris possession d'une femme, elle est capable des plus folles imprudences.
Un peu après dix heures du soir, le coupé d'Adah Koknoyr s'arrêta rué Coëtlogon.
Il faisait très sombre ; une petite, pluie fine, froide comme de la neige fondue tombait.
Adah, sortie de la voiture, eut encore un instant d'hésitation. L'aspect de la maison dont elle se souvenait mal l'inquiéta un peu.
C'était, en effet une sorte de petit pavillon enclavé dans ce qui devait être le reste d'un jardin et dominé par trois ou quatre grands arbres. On accédait à ce pavillon par une courte allée que fermait sur la rue une grille. L'endroit n'était pas précisément d'un aspect engageant.
Mais Adah de nouveau haussa les épaules ; elle eut, en dedans d'elle-même, ce mot qu'ont dit tous les téméraires .au moment où leur instinct les avertissait qu'ils couraient à leur perte : « Ils n'oseraient ! »
Elle appela d'une voix impérieuse :
— Christophe !...
Mais le nègre, énorme et silencieux, était déjà à côté d'elle sur le trottoir, tandis que le cocher du coupé était demeuré sur le siège.
— John ! ordonna Adah, vous m'attendrez ici... Venez avec moi Christophe.
Délibérément, elle tira le bouton de cuivre de la grille ; une clochette tinta et un instant après un individu de petite taille, fort, maigre, dont le costume était plutôt; celui d'un domestique, vint ouvrir.
Comment Adah Koknoyr aurait-elle pu reconnaître dans cet individu quelconque l'un des trois rôdeurs qui, lors de l'inoubliable nuit du 3 novembre avaient, sur la grande route, entre Vitry et Paris, attaqué la voiture où elle se trouvait, et que conduisait Maxime d'Hastecour déguisé en cocher ?...
Elle ne le regarda même pas, demanda seulement de sa voix hautaine et négligente :
— Monsieur Roger de Farcheval ?
— C'est bien ici, madame, répondit Brocheriou en s'inclinant. Si madame veut bien prendre la peine de me suivre...
Elle le suivit ; le nègre Christophe lui emboîtait le pas. Il n'y avait guère qu'une vingtaine de mètres à parcourir. Brocheriou, après avoir ouvert la porte du pavillon, surélevée de quelques marches formant perron, s'effaça respectueusement pour laisser passer Adah devant lui.
Elle entra.
Christophe était derrière elle.
Elle se trouvait dans un étroit vestibule maigrement éclairé par une lanterne pendue au plafond.
— Si madame veut bien entrer, dit Brocheriou, Monsieur attend Madame...
En parlant, il ouvrit une porte, et Adah en avançant la tête, put voir dans une manière de salon, Roger de Farcheval étendu sur un divan, la jambe emmaillotée de linges.
Au bruit que fit la porte en tournant sur ses gonds, il se souleva à demi sur son coude.
— C'est vous, chère madame ! dit-il d'une voix enjouée. Que je vous remercie d'avoir bien voulu venir à moi, puisque je ne pouvais aller à vous… Et que je suis confus de vous donner cette peine !... Mais entrez donc, je vous prie... J'ai à vous parier de choses qui vous intéresseront, je n'en doute pas...
Le regard d'Adah avait fait le tout du salon.
Peut-être, pendant qu'elle parcourait l'allée noire, avait-elle de nouveau senti le vent de l'inquiétude effleurer ses cheveux, mais l'aspect de ce salon était vraiment rassurant.
Que craindre ?...
— Christophe, dit-elle au nègre ; attendez-moi ici.
Le nègre répondit par un de ces grognements gutturaux qui semblaient constituer le fond de sa conversation et, bras-croisés, s'assit sur la banquette de l'antichambre.
Et Adah, un peu pâle, mais souriante, entra dans la pièce où l'attendait Roger de Farcheval.
Derrière elle, Brocheriou referma sans bruit la porte du salon et disparut aussitôt par une porte latérale.
Christophe resta seul dans l'antichambre regardant la porte.
— Bonsoir, avait dit Adah en entrant. Eh bien ! comment allez-vous, cher ami ?...
— Merci, répondit Roger... Oh ! ce n’est rien... C'est hier, en descendant le perron… mon talon a glissé... Cristi ! je ne suis pas douillet, j'ai pourtant bien cru que j'allais m'évanouir... Asseyez-vous donc je vous prie.
Elle s'assit à une certaine distance de lui, sur le siège qu'il lui indiquait.
— Eh bien ! dit-elle, vous m'avez priée de venir. Me voici-. Qu'avez-vous à me dire ?... Parlez vite…
— Voilà, chère madame… j'ai vu Maxime...
— Ah ! il ne s'est pas donné d'entorse lui ?
— Non...
— S'est-il décidé ?...
— À ?...
— Eh oui, à se marier avec moi... Épargnons le temps, je vous prie.