Sur la Bièvre...

 LA BIÈVRE - JK Huysmans - Croquis parisiens 1880

La Bièvre

par J. K. Huysmans

Croquis parisiens — 1880

À Henry Céard

La nature n’est intéressante que débile et navrée. Je ne nie point ses prestiges et ses gloires alors qu’elle fait craquer par l’ampleur de son rire son corsage de rocs sombres et brandit au soleil sa gorge aux pointes vertes, mais j’avoue ne pas éprouver devant ses ripailles de sève, ce charme apitoyé que font naître en moi un coin désolé de grande ville, une butte écorchée, une rigole d’eau qui pleure entre deux arbres grêles.

Au fond, la beauté d’un paysage est faite de mélancolie. Aussi la Bièvre, avec son attitude désespérée et son air réfléchi de ceux qui souffrent, me charme-t-elle plus que toute autre et je déplore comme un suprême attentat le culbutement de ses ravines et de ses arbres ! Il ne nous restait plus que cette campagne endolorie, que cette rivière en guenilles, que ces plaines en loques et on va les dépecer ! L’on va pendre aux crocs chaque quartier de terre, vendre à l’encan chaque écuellée d’eau, combler les marécages, niveler les routes, arracher les pissenlits et les ronces, toute la flore des gravats et des terres incultes ; la rue du Pot-au-Lait et le chemin de la Fontaine à Mulard qui enlacent toute une lande engorgée de mâchefer et de plâtras, bossuée par des bourrelets et des culs de pots de fleurs, semée, çà et là, de fruits pourris et mangés de mouches, de cendre et de flaques, empuantie par les entrailles mouillées des paillasses et les amoncellements dans la bouillie des fanges, vont disparaître et cette vue mélancolisante d’un puits artésien et de la Butte aux Cailles, ces lointains où le Panthéon et le Val-de-Grâce arrondissent, séparés par des tuyaux d’usines, leurs deux boules violettes sur la braise écroulée des nuages, vont faire place aux jolies bêtes, aux banals galas des maisons neuves !

Ah ! les gens qui ont décidé le pillage et le sac de ces rives, n’ont donc jamais été émus par l’inertie désolée des pauvres, par le gémissant sourire des malades ? ils n’admirent donc la nature que hautaine et parée ? ils ne sont jamais, par les jours de spleen, montés sur les coteaux qui dominent la Bièvre ? ils ne l’ont donc jamais enfin regardée cette étrange rivière, cet exutoire de toutes les crasses, cette sentine couleur d’ardoise et de plomb fondu, bouillonnée çà et là de remous verdâtres, étoilée de crachats troubles, qui gargouille sur une vanne et se perd, sanglotante, dans les trous d’un mur ? Par endroits, l’eau semble percluse et rongée de lèpre ; elle stagne, puis elle remue sa suie coulante et reprend sa marche ralentie par les bourbes. Ici, des huttes pelées, des hangars borgnes, des murs salpêtrés, des briques tartreuses, tout un assemblage de teintes mornes sur lesquelles, pendant à la croisée d’une chambre, un édredon de percale rouge jette comme un réveil sa note éclatante ; là, des cages sans volets pour les mégissiers, des brouettes, les quatre fers en l’air, un trident, un râteau, des vagues figées de laine morte, une colline de tan sur laquelle picore une poule à crête écarlate et à queue noire. En l’air, des toisons secouées par le vent, des peaux râclées qui s’étirent et se détachent avec leur blancheur crue sur la pourriture verdie des claies, par terre, des baquets hydropiques, des futailles énormes où marine dans des teintes de feuille morte et de bleu sale la croûte liquéfiée des cuirs, plus loin enfin des peupliers piqués dans une boue de glaise et un tas de masures qui s’escaladent et se haussent les unes par-dessus les autres, étables sordides où toute une population de gosses fermente aux fenêtres pavoisées de linge sale.

Eh ! oui, la Bièvre n’est qu’un fumier qui bouge ! mais elle arrose les derniers peupliers de la ville, oui, elle exhale les fétides relents du croupi et les rudes senteurs des charniers, mais jetez aux pieds de l’un de ses arbres un orgue qui crachera en longs hoquets les mélodies dont son ventre est plein, faites s’élever dans cette vallée de misères la voix d’une pauvresse qui lamentablement chantera devant l’eau une de ces complaintes ramassées au hasard des concerts, une romance célébrant les petits oiseaux et implorant l’amour, et dites si ce gémissement ne vous prend point aux entrailles, si cette voix qui sanglote ne semble pas la clameur désolée d’un faubourg pauvre !

Un peu de soleil — et, merveilles des joies navrées — des grenouilles coassent sous des roseaux, un chien s’étire, les pattes écartées, la queue en l’air, une femme passe un petit panier au bras, un homme en casquette chemine, le brûle-gueule aux dents et, sous la garde de mioches qui se roulent dans la boue, un fantôme de rosse blanche pâture dans les terrains vagues.

Les travaux sont commencés. Le remblai de la rue de Tolbiac barre l’horizon déjà ; le lait de chaux va masquer de son uniforme blancheur les ulcères diaprés du quartier souffrant, les grands ciels gris sur lesquels se découpent encore les séchoirs à jour des peaussiers et des chamoiseurs seront prochainement bouchés. Bientôt sera à jamais terminée l’éternelle et charmante promenade des intimistes, au travers de la plaine que sillonne, en travaillant, l’active et misérable Bièvre.

J. K. Huysmans

A lire

Un autre extrait des Croquis Parisiens : Le Cabaret des Peupliers (1880)

La perdition de la Bièvre par Adrien Mithouard 

Sur la Bièvre ...

La Bièvre à Paris

Gazette nationale ou le Moniteur universel (8 avril 1855)

Ce qu'il faut savoir sur la Bièvre

Dictionnaire de la conversation et de la lecture : inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous (1859)

Paris qui s'en va

A. Hermant (1865)

Les égouts et la Bièvre !

Le Siècle (14 janvier 1867)

La canalisation de la Bièvre !

Le Siècle (30 mars 1867)

La Bièvre — Un enfant asphyxié !

Le Droit (6 avril 1871)

Les eaux de la Bièvre !

Le Temps (7 décembre 1875)

La Bièvre

Charles Frémine (Illust. Auguste Lançon) (1876)

La Bièvre

Gazette Nationale ou le Moniteur universel (1877)

Le canal latéral de la Bièvre

Le Petit-Journal (1878)

Les berges de la Bièvre

Le Siècle (1878)

La Bièvre (in Croquis parisiens)

J.K. Huysmans (1880)

Pauvre Bièvre !

Le Rappel (1883)

L'empoisonnement de Paris

Le Petit-Parisien (1884)

La Bièvre

J.K. Huysmans (1886)

La Bièvre

Lucien Victior-Meunier (Le Rappel - 1887)

La Bièvre

Le Petit-Journal 22 septembre 1887)

La Bièvre

L'Intrangisant (1890)

La Bièvre

Alfred Ernst (1890)

Aux bords de la Bièvre

Rodolphe Darzens (1892)

La disparition de la Bièvre

Le Journal des débats politiques et littéraires (1893)

Le curage de la Bièvre

Le Soleil (1894)

La disparition de la Bièvre

Le Petit-Journal (1894)

La Bièvre

L'Intransigeant (1895)

La Bièvre

G. Lenotre (1896)

La Bièvre déborde

Pierre Véron (1897)

La Bièvre

Louis Sauty (1898)

Au bord du passé

Henri Céard (1898)

La Bièvre et ses bords

Le Figaro (1899)

Paris sur la Bièvre

Henri Céard (1900)

La Bièvre

Gustave Coquiot (1900)

Les colères de la Bièvre

La République française (1er juin 1901)

Le ruisseau malin

La République française (2 juin 1901)

A propos de la Bièvre

Le Temps (9 juin 1901)

La Bièvre (Le vieux Paris)

Paris (1902)

La Bièvre (Paris qui s'en va)

Gustave Coquiot (1903)

La fin d'une rivière

Le Rappel (1904)

La Bièvre

La Petite République (1904)

Le long de la Bièvre

Georges Cain (1905)

Autour de la Bièvre

Georges Cain (1907)

La perdition de la Bièvre

Adrien Mithouard (1906)

La couverture de la Bièvre

A.-J. Derouen (1907)

Le danger de la Bièvre

Le Petit-Journal (1908)

Un voyage à l'île des singes

Raymond Lecuyer (1908)

Le dernier soupir de la Bièvre

F. Robert-Kemp (1909)

La Bièvre

Albert Flament (1911)

La fin de la Bièvre

Léon Gosset (1911)

Pauvres ruisseaux

F. Robert-Kemp (1912)

La rivière perdue (Léo Larguier)

Le Journal des débats politiques et littéraires (1926)

La Bièvre et la fête des fraises (Gustave Dallier)

Le Petit-Journal (1926)

Les fantaisies de la Bièvre

Léon Maillard (1928)

Saviez-vous que... ?

La rue du Tibre, dans le quartier Maison-Blanche, a été ouverte sur l'emplacement d'une voirie d'équarrissage, elle a porté le nom de rue de la Fosse-aux-Chevaux, puis du Tibre, à cause de la Bièvre autour de laquelle ont été groupés des noms de fleuves.

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La couverture de la Bièvre, à l'angle de l'avenue des Gobelins, fut décidée lors de la séance du conseil municipal du 12 juillet 1893.

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Depuis le lundi 26 août 1935, et dans un premier temps à titre d'essai, la circulation des véhicules s'effectue à sens unique, d'est en ouest, sur chacune des rampes de la voûte dite « Poterne des Peupliers ».

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En juillet 1895, la petite Jeanne Monseux, âgée de 7 ans, se rendait comme chaque jour chez les époux Lorphelin demeurant boulevard Kellermann afin d’y nourrir leur chèvre qui, depuis quelques jours, affectait un comportement bizarre. Soudain, l’enfant se mit à crier. Les époux Lorphelin se précipitèrent dans la cabane et aperçurent la pauvre petite luttant désespérément contre la chèvre qui lui avait fait au visage et aux bras de profondes morsures, d'où le sang s'échappait.
Il s’avéra que la chèvre était enragée. Elle fut abattue.
Quant à la petite Jeanne, elle fut sans retard transportée à l'institut Pasteur.

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Place Pinel