Sur la Bièvre...

 La fin d’une rivière - 1904

La fin d’une rivière

Le Rappel — 12 avril 1904

La couverture de la Bièvre. — Origine et historique de la Bièvre. — Les moines et les bouchers. — Les peaussiers et leur fleuve. - L'état actuel, souvenirs historiques. — L'assainissement de Paris.

Le Conseil Municipal, sur le rapport de M. Ernest Moreau, vient de voter la somme de 78.500 fr. pour la suppression de la Bièvre, dans les biefs Santeuil et Pau. C'est la fin de la couverture complète de la Bièvre, la disparition d'une industrie qui exerce sur ces rives depuis 4 ou 5 siècles et l'assainissement de tout un arrondissement qui dépendra de l'écoulement de ces eaux pestilentielles dans les égouts et voûtes maçonnées du sous-sol de Paris.

Actuellement plusieurs biefs sont encore à ciel ouvert, envoyant aux habitants les parfums violents des matières qui se décomposent dans leur lit : ce sont les 2 biefs Santeuil et Pau qui vont être comblés et quelques autres moins importants : biefs Lartas, de la Glacière, des Gobelins, Croulebarbe, Valence, Pascal et de la Photographie. Tronçon par tronçon, morceau par morceau, la Bièvre disparaît de Paris. Pour les Parisiens, elle n'est plus une rivière, c'est une agglomération, un amas de boues corrompues, de boyaux, de raclures de peaux, de poils agglutinés et de détritus de toutes sortes qui, lentement, coulent en égouts pour se déverser dans la Seine qui se passerait très bien de ce surcroît d'impuretés.

Historique de la Bièvre

Le mot Bièvre est le nom ancien du castor, et les chroniqueurs pensant que la rivière de Bièvre a tiré sa dénomination du grand nombre de ces petits maçons à queue plate qui vivaient sur ses bords et y construisaient leurs habitations. Elle prend sa source à l'étang de Saint-Quentin, à 3 kilomètres de Saint-Cyr, et coule dans une vallée peu profonde, mais fort agreste, passant successivement à Bouvier, Bue, Jouy, Bièvre, au bas du bois de Verrières, à Berny, Villejuif. Arcueil-Cachan, Gentilly ; elle entre alors dans Paris par la poterne des Peupliers, et traversant les quartiers des Gobelins, Croulebarbe et Saint-Marcel, va se jeter dans la Seine près du pont d'Austerlitz.

La Bièvre au début de son cour à Bouviers (Seine et Oise)
(d'après une carte postale)

Dans la plus grande partie de son cours, elle est endiguée et coule en égout, réapparaissant quelquefois à ciel ouvert pour se replonger bientôt dans une autre voûte maçonnée.

Dans Paris et hors Paris

La Bièvre extra muros est grossie par quelques petits affluents qui augmentent son débit très faible, car elle n'est, par elle-même, qu'un mince filet d'eau qui disparaît çà et là sous le feuillage. Sur son parcours plusieurs blanchisseries sont établies ainsi que des lavoirs communaux à Buc, aux Loges, à Bièvres et à Verrières. La Bièvre et l'Yvette sont deux rivières qui, hors Paris, ont été accaparées par les blanchisseurs.

Intra-muros, elle n'existe plus qu'à l'état de souvenir, l'ancienne vallée de la Bièvre, depuis de longues années, se comble de jour en jour. De la poterne des Peupliers à la rue Croulebarbe, elle a été nivelée au moyen des décharges publiques mais tous ces terrains ne pourront être utilisables que dans de nombreuses années, au moment où toute cette terre, suffisamment compacte, pourra servir de base solide à la construction des édifices.

Déjà, dans ces terrains où le sol meuble vous fait enfoncer jusqu'à la cheville apparaissent, de place en place, quelques cabanes, quelques mauvaises maisonnettes en plâtras ou une légère buvette édifiée en quelques jours et poussée là comme un cryptogame sur sa couche de fumier. C'est le manque total de constructions qui a fait de ce quartier l'un des plus pauvres de Paris.

À son entrée dans Paris la Bièvre si divise en deux bras : le bras vif et le bras mort.

Le bras vif, appelé aussi rigole des Gobelins, qui suivait la droite de la vallée, était la rivière artificielle dont le lit avait été creusé de main d'homme sous Henri IV un peu à flanc de coteau de manière à maintenir les eaux et à ménager une force hydraulique pour les trois moulins qui existaient autrefois et dont plusieurs rues de ce quartier portent encore le nom : le moulin des Prés, le moulin Croulebarbe et celui de Saint-Marcel, Saint-Hippolyte. Le bras mort, au contraire, était la rivière naturelle et servait de décharge à la première.

Les bouchers et le Pont aux Tripes

Au XIIIe siècle, les religieux de l'abbaye de Saint-Victor et de Sainte Geneviève, dérivèrent un des bras afin d'arroser leurs nombreux terrains de culture attenant aux deux abbayes.

Cette sorte de canal se détachait du bras principal dans le faubourg Saint-Marcel ; il aboutissait à la Seine non loin de la place Maubert.

C'est sur son emplacement que fut ouverte la rue de Bièvre. Jusqu'à la fin du règne de Henri IV, les riverains s'installèrent sur les rives de cette jolie et fraîche rivière et s'en servirent pour arroser leurs jardins. Les choses changèrent sous Louis XIII, qui fit faire des prises d'eau pour alimenter le château de Versailles ce qui diminua beaucoup son volume dans Paris.

Vers 1660, les bouchers de Sainte-Geneviève avaient pris l'habitude de venir laver les panses et les tripes des animaux abattus dans l'espace compris entre les deux abbayes de Saint-Victor et de Sainte-Geneviève. Les religieux souffraient de cet état de choses et s'en plaignirent. C'est alors qu'un édit du Parlement ordonna aux bouchers d'aller vider les intestins de leurs bêtes sur un terrain alors en friche situé à l'emplacement de la Salpêtrière et de venir les laver non plus dans le canal de dérivation qui servait aux irrigations des moines, mais dans le lit même de la Bièvre et vers son embouchure. On leur assigna plus tard les abords du pont appelé pour cette raison Pont aux Tripes au bas même de la rue Mouffetard, à l'emplacement actuel du bief de la Photographie.

La Bièvre actuelle

On crut longtemps, au moyen âge, aux propriétés des sels contenus en suspens par les eaux de la Bièvre ; on leur attribuait des vertus particulières pour la préparation des peaux et pour la teinture. C'est le motif qui fit établir la manufacture ces Gobelins sur ses bords.

C'est là une erreur dont l'analyse chimique a fait justice. C'est pourquoi, dès son entrée dans Paris, la Bièvre fut accaparée par les négociants et, dit Huysmans, « elle dut se mettre à la tâche. Les industriels se la repassèrent d'un commun accord, l'emprisonnant à tour de rôle le long de ses rives. Elle devint mégissière et teinturière, et jour et nuit lava des peaux-écorchées, macéra les toisons et les cuirs bruts ».

Actuellement, elle fournit encore de l'eau à des établissements industriels, tanneries, mégisseries, corroieries, teintureries et peausseries. Toutes ces industries sont groupées dans un seul quartier, le quartier Croulebarbe. En compagnie du peintre Bonneton, un spécialiste qui a donné au musée Carnavalet plusieurs coins de Bièvre, j'ai parcouru les bords de la Bièvre, visité les ateliers de peaussiers et de teinturiers. Partout elle est la même, silencieuse, n'ayant aucun courant, acceptant toutes les immondices et prenant tour à tour toutes les couleurs du spectre. Dans un coin de la berge sont entassées des peaux fraîchement écorchées et dans l'autre des cornes pourrissent, répandant alentour uns odeur épouvantable On s'imagine aisément les foyers d'infection que sont ces charniers pendant les périodes de chaleur.

Quelques grands jardins fleurissent sur ses rives entre autres celui des Gobelins compris entra les 2 bras dans l'île des Singes. Dans la ruelle des Gobelins la maison Seignobos occupe une grande partie de l'ancien château de Blanche de Castille. Très bien conservé il sert de magasin. Il ne reste guère d'intéressant que l'escalier en spirales avec ses larges dalles de pierre et de bois et un curieux limon en forme de torsade. Un peu plus loin dans une des dépendances de l'usine Guillon, on remarque les vestiges d'un ancien rendez-vous de chasse de Louis XIV dont les frontons quoique effrités laissent percevoir des sculptures représentant les saisons. La légende prétend qu'un magnifique plafond de Watteau ornait ce pavillon.

Actuellement très délabré, ouvert à tous les vents, il sert de remise à l'industriel qui a loué ces terrains.

La manufacture des Gobelins

Dans un vaste enclos s'élève la manufacture des Gobelins. Sur la façade principale, deux plaques de marbre rappellent l'origine :

Jehan et Philbert Gobelin, marchands teinturiers en écarlate, qui ont laissé leur nom à ce quartier de Paris et à la manufacture des tapisseries, avaient ici leur atelier sur les bords de la Bièvre, à la fia du XVe siècle.

AVRIL 1601

Marc de Comans et François de la Planche, tapissiers flamands, installent leurs ateliers sur les bords de la Bièvre.

NOVEMBRE 1667

Colbert établit dans les bâtiments des Gobelins la manufacture royale des meubles de la couronne, sous la direction de Charles Le Brun.

On y devait exécuter à cette époque tout ce qui constituait un ameublement : tapisserie, ébénisterie, sculpture, etc. Aujourd'hui les travaux se bornent aux splendides tapisseries que l'on sait et à la teinture des laines. L'on a prétendu longtemps que le secret de la couleur écarlate tenait à ce que l'on se servait de l'urine de condamnés à mort à qui l'on imposait une nourriture spéciale. Dirigée tour à tour par Le Brun et Mignard elle fut réunie à la manufacture de la Savonnerie en 1826. Les bâtiments des Gobelins sont assez délabrés et ne paient guère de mine : ils ne laissent pas deviner les splendeurs qu'ils renferment. Ils sont baignés par la Bièvre, dont les eaux ont à jamais perdu, grâce aux tanneries et teintureries qui l'avoisinent, la limpidité à laquelle on attribuait l'éclat et la pureté des produits.

La Bièvre n'alimente plus les Gobelins. C'est un puits qui avec les eaux de la Ville de Paris sert à l'atelier de teinture et à la manufacture.

Le bras mort de la Bièvre
d'après une carte postale

L'assainissement de Paris et la fermeture de la Bièvre

Les instances intentées contre la Ville de Paris par les riverains de la Bièvre sont toutes basées sur deux considérations : l'insuffisance du débit et la contamination dos eaux.

Depuis longtemps, on avait cherché le moyen de remédier à cette situation sans y parvenir d'une façon efficace. Aucune prescription ne pouvait, en effet, empêcher la Bièvre, égout naturel d'une vallée chaque jour plus industrielle et plus peuplée, de recevoir une quantité sans cesse croissante de détritus et d'immondices. L'insalubrité des eaux menaçait Paris depuis longtemps, et de toutes parts, on réclamait l'assainissement de cette partie ; les plaintes affluaient de tous côtés, et les épidémies éclataient.

En 1863, la Bièvre était tellement infectée par l'usage que les industries faisaient de cet égout à ciel ouvert que Belgrand, alors directeur des égouts de Paris, fit passer la Bièvre dans le grand collecteur Geoffroy-Saint-Hilaire et se déverser dans la Seine où entrait ainsi l'infection.

Depuis, d'année en année, les biefs à ciel ouvert furent couverts et pourtant combien reste-t-il à faire ? En 1898, l'expert Fleury dressait le rapport suivant : « L'eau des biefs est sale, fortement colorée et souillée d'immondices de toutes sortes ; elle est stagnante ; usines et riverains y jettent des détritus. »

Actuellement, bien qu'au moyen d'un immense râteau tiré par des hommes, la Bièvre soit raclée tous les 13 jours, les riverains sont encore gênés par les émanations pestilentielles et écœurantes qui empoisonnent l'atmosphère et les pétitions affluent toujours, demandant la suppression de cet égout, véritable résidu de matières corrompues, de peaux de cuirs, de colle. L'hygiène des habitants veut et exige la suppression de cet infect ruisseau.

Certes, nous savons que la dépense sera considérable, qu'il faudra indemniser fortement les industriels qui se servent de la Bièvre; mais quoique la corporation des mégissiers et des teinturiers soit fort intéressante, l'hygiène la plus élémentaire nous commande de sacrifier plutôt les intérêts de quelques commerçants à la santé et à la vie des habitants de tout un arrondissement.

Paul Goguet.

Sur la Bièvre ...

La Bièvre à Paris

Gazette nationale ou le Moniteur universel (8 avril 1855)

Ce qu'il faut savoir sur la Bièvre

Dictionnaire de la conversation et de la lecture : inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous (1859)

Paris qui s'en va

A. Hermant (1865)

Les égouts et la Bièvre !

Le Siècle (14 janvier 1867)

La canalisation de la Bièvre !

Le Siècle (30 mars 1867)

La Bièvre — Un enfant asphyxié !

Le Droit (6 avril 1871)

Les eaux de la Bièvre !

Le Temps (7 décembre 1875)

La Bièvre

Charles Frémine (Illust. Auguste Lançon) (1876)

La Bièvre

Gazette Nationale ou le Moniteur universel (1877)

Le canal latéral de la Bièvre

Le Petit-Journal (1878)

Les berges de la Bièvre

Le Siècle (1878)

La Bièvre (in Croquis parisiens)

J.K. Huysmans (1880)

Pauvre Bièvre !

Le Rappel (1883)

L'empoisonnement de Paris

Le Petit-Parisien (1884)

La Bièvre

J.K. Huysmans (1886)

La Bièvre

Lucien Victior-Meunier (Le Rappel - 1887)

La Bièvre

Le Petit-Journal 22 septembre 1887)

La Bièvre

L'Intrangisant (1890)

La Bièvre

Alfred Ernst (1890)

Aux bords de la Bièvre

Rodolphe Darzens (1892)

La disparition de la Bièvre

Le Journal des débats politiques et littéraires (1893)

Le curage de la Bièvre

Le Soleil (1894)

La disparition de la Bièvre

Le Petit-Journal (1894)

La Bièvre

L'Intransigeant (1895)

La Bièvre

G. Lenotre (1896)

La Bièvre déborde

Pierre Véron (1897)

La Bièvre

Louis Sauty (1898)

Au bord du passé

Henri Céard (1898)

La Bièvre et ses bords

Le Figaro (1899)

Paris sur la Bièvre

Henri Céard (1900)

La Bièvre

Gustave Coquiot (1900)

Les colères de la Bièvre

La République française (1er juin 1901)

Le ruisseau malin

La République française (2 juin 1901)

A propos de la Bièvre

Le Temps (9 juin 1901)

La Bièvre (Le vieux Paris)

Paris (1902)

La Bièvre (Paris qui s'en va)

Gustave Coquiot (1903)

La fin d'une rivière

Le Rappel (1904)

La Bièvre

La Petite République (1904)

Le long de la Bièvre

Georges Cain (1905)

Autour de la Bièvre

Georges Cain (1907)

La perdition de la Bièvre

Adrien Mithouard (1906)

La couverture de la Bièvre

A.-J. Derouen (1907)

Le danger de la Bièvre

Le Petit-Journal (1908)

Un voyage à l'île des singes

Raymond Lecuyer (1908)

Le dernier soupir de la Bièvre

F. Robert-Kemp (1909)

La Bièvre

Albert Flament (1911)

La fin de la Bièvre

Léon Gosset (1911)

Pauvres ruisseaux

F. Robert-Kemp (1912)

La rivière perdue (Léo Larguier)

Le Journal des débats politiques et littéraires (1926)

La Bièvre et la fête des fraises (Gustave Dallier)

Le Petit-Journal (1926)

Les fantaisies de la Bièvre

Léon Maillard (1928)

Saviez-vous que... ?

La rue du Tibre, dans le quartier Maison-Blanche, a été ouverte sur l'emplacement d'une voirie d'équarrissage, elle a porté le nom de rue de la Fosse-aux-Chevaux, puis du Tibre, à cause de la Bièvre autour de laquelle ont été groupés des noms de fleuves.

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Le 21 août 1881, M. François,Jean, Félix Cantagrel (Amboise 1810 - Paris 1887) fut de nouveau élu député du 13ème arrondissement au Corps législatif. Il avait été élu une première fois en 1876.
Son nom fut donné en 1899 à la voie nouvelle reliant le carrefour Tolbiac/Patay à la rue Watt. Il y eut même une rue Cantagrel prolongée.

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La rue des Deux-Moulins prit le nom de rue Jenner en 1867 afin de rendre hommage à Edward Jenner (1749-1823) premier médecin à avoir introduit et étudié de façon scientifique le vaccin contre la variole, et qui est considéré comme le « père de l'immunologie ».

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Le 20 mai 1870, le quotidien Le Siècle écrivait :
« On nous informe qu'à la Butte-aux Cailles (treizième arrondissement), plusieurs terrains vagues, au lieu d'être clos suivant les prescriptions d'une ordonnance de police déjà vieille, sont ouverts à tout venant, il en résulte que du matin au soir ce sont de véritables latrines publiques, et que les habitants des maisons voisines ont les yeux et l'odorat également offensés. Ajoutons que, la nuit, ces terrains formant des impasses profondes et obscures, messieurs les maraudeurs en profitent pour pénétrer de là dans les jardins et basses-cours qu'ils mettent au pillage. »

L'image du jour

Place Pinel