Dans la presse...

 Condoyer - La capitale démanteliée - 1/4

La capitale démantelée

Promenade autour de Paris

Le Journal — 21 octobre 1930
Dessin de Bognard.

Si Paris est une femme — et l'on se plaît souvent à le dire — les remparts en étaient le corset. Mais les corsets passant de mode, Paris a rejeté le sien.

Il fallut, il est vrai, en délibérer longuement : on ne se débarrasse pas d'un coup des vieilles habitudes.

Enfin, un beau jour de mai 1919, des messieurs en chapeau melon arrivèrent sur le talus de la porte de Clignancourt où de maigres fleurettes faisaient, elles aussi, craquer leur calice. Sur les visages errait le sourire qu'on destine à l'avenir tempéré par l'ombre de gravité qu'il sied d'avoir lorsqu'on sacrifie un vestige du passé. Les messieurs empoignèrent une pioche bien propre et, vlan ! ils en fichèrent le fer dans la terre anémique.

Pour tout dire, les remparts n'en frémirent pas. Mais ils eurent bientôt le sort des étoffes trop tendues : au moindre trou elles craquent de toutes parts. Et les remparts commencèrent de partir en lambeaux.

Il faut bien avouer qu'ils n'avaient jamais servi à grand-chose. Un certain Larabit qui fut, sauf erreur, député de l'Yonne, leur avait pourtant prédit un rôle curieux : « La population parisienne est brave, s'écria-t-il une fois à la Chambre ; elle le sera plus encore quand Paris sera fortifié, car il semble que les fortifications donnent l'instinct de la guerre et l'esprit militaire. »

Aimable M. Larabit !

Inutiles pour les stratèges, ils le furent moins pour les dessinateurs qui, depuis Raffaëlli, en dégagèrent l'humanité singulière et pour les littérateurs qui, depuis Goncourt, Zola et Huysmans, aimèrent leur charme morbide. Et lorsqu'on envisagea sérieusement de les abattre, ce ne fut pas une voix militaire qui prit leur défense, mais celle d'Aristide Bruant, « au nom des chemineux d'la ville. »

Tout en accordant un regret au passé, Gustave Geffroy seul, parmi les écrivains, songea à l'avenir : « Attendons, disait-il, le décor nouveau où les successeurs des hommes de ce temps sauront découvrir à leur tour des motifs d'émotion. Adieu aux fortifs. »

Cet avenir est presque devenu le présent. Et je gage que le bon Gustave Geffroy ne s'y reconnaîtrait plus ; car les travaux ont bien marché, quoi qu'on ait prétendu. Il faut imaginer dans son ampleur l'énorme labeur que représentait le dérasement de ces 94 bastions formant autour de Paris une ceinture de 35 kilomètres. Et quelle ceinture ! Les gars du bâtiment au temps de Louis-Philippe avaient bâti pour l'éternité. Les terrassiers d'aujourd'hui, crachant dans leurs paumes et escortés de toutes leurs machines modernes, s'en sont aperçus lorsqu'ils durent exécuter 3.500.000 mètres cubes de terrassement et démolir 380.000 mètres cubes de maçonnerie.

Encore une dizaine de bastions à déraser de la sorte et les remparts auront vécu. Mais pendant que des ouvriers comblent les fossés, défoncent courtines et cavaliers, d'autres construisent. Si bien que des quartiers nouveaux sortent de ce sol, ébauches du Paris futur.

Le bastion 89, boulevard Masséna

C'est aux principales portes que la chose se voit le mieux et que la surprise est la plus vive. Il n'est point nécessaire d'arborer une barbe de patriarche pour se rappeler ces portes maussades trouées à regret dans le talus, leurs maisons d'octroi noirâtres sous le toit en escalier et leur grille épaisse aux barreaux de fer fruste. Décor de la Vie de Bohème, elles ne s'animaient que de l'activité passagère des charrois ; la nuit mettait autour de leurs lumignons une hostilité désolée.

Aujourd'hui, à ces mêmes places, les bâtisses rougeâtres ou blanches ont monté d'un seul bloc. Sur ce sol nu et plat, elles dressent leurs verticales dont rien ne brise l'élan et la puissance dépouillée de leurs murs. Hautaines au long des boulevards ou des rues élargis et prolongés à leur mesure, elles ouvrent sur des horizons neufs qui font des cieux plus vastes, des myriades de fenêtres par où, du haut en bas- de leurs huit étages, on aperçoit grouiller leur vie.

Portes de Clignancourt, de Champerret, d'Orléans, Montmartre, d'Italie, en vérité peut-on encore appeler portes ces places en demi-lune qu'emplit une fièvre de carrefour. Tout un commerce frétillant accouru vers ces rotondes, déploie au bas des immeubles uniformes une fantaisie de devantures et d'étalages bariolés. Et puis on ne sait plus si Paris s'arrête ici. Par ces ouvertures immenses on dirait que son animation a coulé comme un liquide.

Une foule de boutiques ont fait tache d'huile vers la banlieue et prolongent en une diversité de souks occidentaux le frémissement de la capitale démantelée. Aux confins de Paris ces agglomérations mettent ainsi la turbulence de son cœur.

La porte de Saint-Cloud, l'une des premières embellies, rayonnant en étoile à sept branches, est parée de pelouses neuves, de feuillages. Les enfants jouent et les femmes travaillent dans les allées : ils ont déjà leurs habitudes. Mais la porte d'Auteuil, sa voisine la porte de la Muette et surtout la porte Dauphine, font entrer, si j'ose dire, le Bois dans Paris. Les talus souvent encombrés de baraquements qui ne laissaient passer que la crête des arbres, ont disparu, les boulevards sont élargis qui n'étaient que la rue militaire : aussi la lisière de cette forêt peuplée de souvenirs historiques s'offre-t-elle en une échappée majestueuse accordée à l'élégance du lieu autant qu'à notre sens de la liberté.

Parfois cependant on découvre encore, comme à la porte du Point-du-Jour, un vieux bureau d'octroi tassé sur son refuge ainsi qu'un naufragé sur son épave. Ses murs trapus sont gris. Un tuyau de tôle lâche de guingois un maigre filet de fumée rousse. Près de lui un immeuble énorme l'humilié de sa masse claire et le repousse du pied.

Ailleurs, aux portes secondaires, il en reste encore de coincés entre deux îlots d'habitations. Ou bien on en trouve un tout seul, rogné sur toutes ses faces, qui s'obstine à demeurer debout sur une immense plaine de gravats. L'air désemparé, il semble contempler l'antithèse éternelle qui est l'essence de la vie : ici, au bout de ce terrain fraîchement nivelé, la confusion rouilleuse et rampante des baraques zonières qui vont mourir ; là, plaqués haut contre le ciel, criblés de fenêtres scintillant dans le soleil, les édifices orgueilleux qui viennent de naître.

Émile Condroyer.

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Le commencement de la fin de la Zone

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Dans l’étau des grands buildings (Série d'articles de Pierre Humbourg - 1931)

Divers aspects de la zone dans les années 30

Les Zoniers

Faits divers

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Le Puits artésien de la Butte-aux Cailles

L'achèvement prochain des travaux du puits artésien de la place Hébert est venu nous rappeler un autre puits du même genr dont le forage fut commencé presque à la même époque que celui du puits des hauteurs des Belleville, mais tombé complètement dans l'oubli depuis une vingtaine d'années : nous voulons parler du puits artésien de la Butte-aux-Cailles. (1889)

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Rapport présenté par M. Rousselle sur l'amélioration de diverses voies dans le quartier de la Maison-Blanche

Un plan ayant pour but l'assainissement général du quartier de la Glacière et de la Bièvre et le dessèchement des marais qui rendent cette région à peu près inhabitable... (1881)

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Deux inaugurations

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Ici, demain, le grand Paris

On bâtit dans le quatorzième mais dans le treizième on laisse pousser l'herbe... (1930)

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Splendeur et misère des Gobelins

Quand on visite les Gobelins, on ne peut s'éviter de remarquer l'état singulièrement délabré du célèbre établissement.
C'est qu'en effet il saute aux yeux, et je ne sais pas de spectacle plus affligeant que l'apparente ruine de ce qui demeure, après plus de trois siècles, une des vraies gloires de la France. (1894)

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Saviez-vous que... ?

La rue du Tibre, dans le quartier Maison-Blanche, a été ouverte sur l'emplacement d'une voirie d'équarrissage, elle a porté le nom de rue de la Fosse-aux-Chevaux, puis du Tibre, à cause de la Bièvre autour de laquelle ont été groupés des noms de fleuves.

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En 1890, le quartier Croulebarbe comptait deux maisons de tolérance, celle de Mme Rouau au 9 boulevard d'Italie et celle de Mme Turquetil au 11 du même boulevard. Le quartier Maison-Blanche n'en comptait aucune.

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Le rue Esquirol s'appela Grande-Rue-d'Austerlitz. Son nom actuel lui fut donné en 1864 en souvenir de Dominique Esquirol, médecin aliéniste (1773-1840).

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En avril 1899, la presse se félicitait de la réussite des expériences de télégraphie sans fil de M. Ducretet entre le Sacré-cœur de Montmartre et l’église Sainte-Anne de la Maison-Blanche soit une distance de 7 kilomètres. A l'époque, l'église, en construction, n'avait que sa façade de réalisée laquelle serait inaugurée en avril 1900. La consécration de l'église Sainte-Anne de la Maison-Blanche eut lieu le 24 octobre 1912.

L'image du jour

Place Pinel