Un jour dans le 13e

 Le Moulin-Saquet.

Les lignes de nos avant-postes.

Le Moulin-Saquet.

Le Français — 19 octobre 1870

Un de nos correspondants nous adresse la lettre suivante :

J’ai demandé hier malin un permis au général Vinoy : on laisse tout le monde franchir la ligne de l’enceinte ; mais on ne permet qu'à un petit nombre d’élus de pénétrer dans la ligne des forts.

L’avenue d’Italie offre un aspect plus animé que d’ordinaire : les pauvres ouvriers de de la Butte-aux-Cailles, de la Glacière, de Mouffetard, dès qu’ils entendent un coup de canon, viennent sur cette ave nue pour « voir les prisonniers. » Ils restent deux, trois heures sur les bas-côtés de l’avenue, causant, se donnant les nouvelles, les commentant, les discutant perte d’haleine.

La porte d’Italie franchie, on traverse depuis le rempart jusqu’à Bicêtre, la zone des pourvoyeurs. Il y a là, par delà les glacis, de petits jardins, des marais. On y trouvait ces jours derniers encore quelques légumes : on en achève la récolte. La route est couverte de voitures : ce sont les charrettes des habitants de Vitry, de Villejuif ; ils vont aux pommes de terre, et puis... ils espèrent qu’on les laissera entrer dans le village, et qu’ils pourront encore emporter quelque chose.

Au bas de la côte de Villejuif, je rencontre la consigne qui arrête les curieux ; un gendarme en petite tenue demande le permis. Le permis montré, je gravis la longue route qui atteint la hauteur sur laquelle est situé Villejuif, « la ferme de la colline Villa-Jugi. » Villejuif est dans une situation remarquable. C’est le point extrême vers Paris de la grande plaine qui s’étend au sud de la place, entre la Seine et la Bièvre, bornée par les villages de Chilly au sud, de Massy, de Rungis, de Wissous, de Fresnes, de l’Hay à l’ouest, de Villeneuve-le-Roy, d’Athis, d’Orly, de Thiais, de Choisy-le-Roy à l’est. Quand ce vaste plateau, connu sous le nom de plateau de Longboyau, n’est plus qu’à 2,000 mètres de l’enceinte fortifiée, il cesse tout à coup. Au point même où commence la pente qui se termine au fossé des murs d’enceinte, on trouve le gros village de Villejuif.

Villejuif

Même en temps de paix, Villejuif est assez laid : les rues sont étroites, généralement humides, les maisons noires, d’apparence sordide. Il n’y a pas à Villejuif de ces beaux châteaux, et de ces grands parcs qui font l’orgueil de Verrières, de Bellevue, de Ville-d’Avray. Villejuif est habité par de gros nourrisseurs, des laitières et des pépiniéristes. Les habitants sont riches, mais cachent leur fortune ; ils sont laborieux. Tel nourrisseur qui donne à sa fille 150,000 fr. de dot, est le matin en sabots et en blouse à remuer du fumier dans sa cour.

Villejuif est en ce moment vide de ses habitants, tout rempli de troupes : la grande rue, les rues qui aboutissent vers la campagne, sont fermées par d’énormes barricades ; les murs des maisons sont crénelés. Villejuif est une redoute qui, établie à quelques cents mètres du fort de Bicêtre, en garde les approches. Les soldats qui tiennent garnison à Villejuif, sont logés dans les maisons ; on voit par les portes, par les fenêtres passer les têtes des « lignards » et des « moblots » ; ils regardent passer le « bourgeois. »

À gauche, à peu près au milieu du village, un chemin de fer conduit vers les champs. C’est le chemin du Moulin-Saquet. Je le prends. Au bout de cinq minutes, me voilà au milieu des vignes : des soldats font l’exercice ; les capotes bleues et les pantalons rouges passent au milieu des ceps dont le feuillage a reçu des premiers froids une teinte rouge. Rien de pittoresque comme une troupe qui se déploie en tirailleurs à travers champs. Je m’avance dans les vignes par un petit chemin vers une maison isolée : c’est un pensionnat de demoiselles tenu par une dame Rouzé. Les élèves de Mme Douze et leur maîtresse ont fui. La maison a été transformée en infirmerie. J’approche du camp.

Le village de Villejuif étend derrière moi, à une distance de 5 à 600 mètres, sa ligne de maisons noires : du plateau dont je suis le revers, j’ai sur la vallée de la Seine une vue admirable.

Une vue admirable sur la vallée de la Seine

C’est d’abord, immédiatement en face de moi, Ivry le gros faubourg de Paris qui sur la rive gauche fait face à Bercy sur la rive droite ; ce sont les maisons et les usines de Port-à-l’Anglais ; c’est, plus à droite, Vitry avec la tour élancée et blanche de sa vieille église, et à droite tout au fond c’est Choisy, morne avec ses hautes cheminées sans fumée, ses lignes de Chemin de fer sans un wagon ; tout cela sur la rive gauche. On ne voit pas la Seine, peu élevée en ce moment et cachée par des berges profondes, mais, par delà le thalweg du fleuve un horizon immense : Villeneuve-Saint-Georges, Valenton, Boissy-St-Léger, Sucy-en-Brie, Bonneuil, sur un cercle de collines dont la crête marque le commencement des vastes plaines de la Brie. L’espace entre le pied de ces collines, la Seine et la Marne, est une plaine parfaitement unie, traversée seulement par deux grandis routes et quelques avenues. Les grandes routes sont la route de Paris à Gex, parallèle à la Seine et au chemin de fer de Paris à Lyon. Cette route passe au pied du fort de Charenton, traversa le village de Maisons-Alfort, et atteint, à 14 kilomètres de Paris, Villeneuve-St-Georges. L’autre route est celle de Paris à Bâle : elle passe à Créteil, à Bonneuil et à Boissy-St-Léger, tenant l’extrémité de la plaine vers le couchant. La route de Paris à Bâle est mise en communication avec la route de Paris à Gex par une avenue qui aboutit au carrefour Pompadour. Ce carrefour est à un kilomètre du pont de Choisy.

Un officier supérieur que je rencontre m’explique la ligne que les convois de l’armée prussienne arrivant par l’est suivent pour se rendre à Versailles. Ils débouchent par Boissy-Saint-Leger, prennent pendant quelques kilomètres la route de Bâle à Paris, la quittent pour prendre l'avenue qui les conduit au carrefour Pompadour ; là, au lieu de se diriger vers Charenton, ils tournent à gauche et vers la Seine, traversent le fleuve sur le pont qu’ils ont établi en face de Choisy. Leur passage sur le pont de bois s’entend de loin. C’est pendant la nuit qu’ils passent ainsi. Durant le jour, cette plaine, qui en temps ordinaire est pleine de vie et de mouvement, est en ce moment morne, déserte. Je la parcours avec une excellente lunette d’approche, et je ne puis rien découvrir. Dans un champ qui a une étendue de 40 kilomètres carrés, pas une fumée, pas un mouvement.

Le Moulin-Saquet

Je n’apprendrai rien à l’ennemi en montrant quelle excellente position occupe en avant de Villejuif, sur le plateau même dont je viens de décrire l’horizon, la redoute du Moulin-Saquet.

La redoute du Moulin-Saquet

Le fort d’Ivry est là en bas, dans la vallée de la Seine, en face de Charenton ; le fort de Bicêtre est par derrière Villejuif, sur le revers du plateau de Longboyau qui regarde Paris ; mais entre les deux il fallait un poste de défense, solide, inexpugnable, formidable. C’est là que se trouvait autrefois le Moulin-Saquet ; c’est là qu’aujourd’hui est établie une redoute admirablement disposée, armée, protégée : sur la crête de la colline, elle commande tout à la fois la vallée de la Seine à gauche et à droite la plaine de Villejuif.

Je visite en détail la redoute... Les soldats sont là très-sainement : les champs voisins leur offrent une récolte immense de légumes frais. Les pommes de terre, les carottes, les navets, les haricots verts sont entassés comme sur les trottoirs des halles. On a, au moyen de tuyaux, amené l’eau de Seine à la redoute : çà et là, de petites fontaines se dressent ; plus loin, ce sont les tentes dans les petits fossés qui les protègent.

Des talus de la redoute, on parcourt du regard tout le plateau dont Chevilly tient le centre. Sur la grande route de Choisy à Sceaux, entre le village de Thiais et celui de Chevilly, on distingue les grand’gardes de l’ennemi : nos grand’gardes de ce côté s’étendent jusque dans les pépinières qui dépendent de la ferme de la Saussaye. On s’observe : la distance entre nos sentinelles et celles de l’ennemi n’est pas de 500 mètres.

Pendant que je visite la redoute, le soleil est descendu à l’horizon là-bas derrière les collines de Fontenay-aux- Roses et de Bagneux. Il faut repartir : les portes ferment à six heures, et le général Vinoy ne m’a accordé mon permis qu’à la condition de le lui rapporter le soir même.

Moulin Saquet occupé par les prussiens
Source : Musée Nicéphore Niépce, Ville de Chalon-sur-Saône

Cette redoute du Moulin Saquet inspire une véritable terreur à l’ennemi On sait que, dans le combat du 19 septembre, la position fut abandonnée, et que, jusqu’au 23, pendant quatre jours, l’ennemi aurait pu occuper, s’il l’avait voulu, la redoute. Il ne l’osa pas ; il craignait une surprise. Dans une petite maison qui est au milieu de la redoute, des officiers avaient laissé des bouteilles et des verres sur une table ; quand ils revinrent au Moulin-Saquet le 24 septembre, ils retrouvèrent les bouteilles et les verres comme ils les avaient laissés ; l’ennemi n’y avait pas touché.

(Les intertitres ont été ajoutés)


Saviez-vous que... ?

C'est en 1888 que le conseil municipal de Paris décida que la rue ouverte entre la rue de Tolbiac et la rue Baudricourt, prendra le nom de rue Larret-Lamalignie.
Larret-Lamalignie, capitaine de frégate, se fit sauter la cervelle plutôt que de rendre en 1871, le fort de Montrouge qu’il commandait.

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Par son vote du 26 mai 1859, la Chambre des députés décidait de porter, à compter du 1er janvier 1860, les limites de Paris jusqu'au pied du glacis de l'enceinte fortifiée. Cette loi désignait le 13ème arrondissement sous le nom d'arrondissement des Gobelins.

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Le 9 octobre 1923, le quotidien Paris-Soir rapportait , qu'avenue d'Ivry, Mme veuve Marie Buronifesse, 73 ans, demeurant rue de la Pointe d'Ivry avait glissé sur une épluchure de banane et s'était blessée si grièvement qu'elle fut transportée à la Pitié.

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En 1868, tandis que l’on construisait en haut de la rue Mouffetard, le nouveau théâtre du 13e, un lecteur de l’Univers s’insurgeait sur le fait qu’on « infligeait à celui de la barrière de Fontainebleau, le titre de théâtre Saint-Marcel ». Le journal ajoutait que « notre correspondant remarque que cette dénomination est au moins inconvenante, et qu'une administration qui voudrait respecter les croyances, du peuple, se garderait de laisser appliquer le nom d'un saint à un tel lieu de plaisir. » Et l’Univers de conclure : « La réclamation semble, parfaitement fondée ; peut-on espérer que le bon sens administratif en comprendra la convenance et la gravité ?
Le nouveau théâtre prit finalement le nom de « Théâtre des Gobelins », comme l’avenue…

L'image du jour

La Bièvre au pied de la Butte-aux-Cailles.(Henri Godefroy, photographe)

Photographie originale sans date mais vraisemblablement autour de 1890 (CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet)
Colorisation paris-treizieme.fr