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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
III
Le repaire
(suite)
D'abord, rien ne lui répondit. Puis comme il redoublait, un chien gronda et peu après, une voix d'homme, éraillée, sourde, tout engourdie de sommeil, cria :
— Hein ?... Quoi ?... Qui va là ?
Brocheriou eut un geste et une exclamation de joie. Car bien des fois il s'était demandé avec inquiétude s'il allait retrouver debout la maison où il comptait trouver asile, et si en admettant, qu'il fût toujours à sa place, le « Lapin guillotiné » recélait toujours les mêmes amis qu'autrefois.
Aussi eut-il chaud aux entrailles en reconnaissant la voix de son vieux, copain, Guibolaque dit le Tombeur... Chouette ! Les amis étaient encore là.
Et de son côté Emmanuel avait tressailli profondément en reconnaissant la voix en rouée qu'il avait entendue sous le hangar de la briqueterie pendant la fatale nuit et dont le son était resté ineffaçablement gravé dans sa mémoire.
Allons ! Brocheriou avait raison. Ils étaient bien arrivés... Et Emmanuel, instinctivement crispa les poings. Il touchait le but... La volonté se raidissait en lui. La sueur sur son front se glaçait.
Cependant Brocheriou, penché, les lèvres collées à la fente des volets, répondait :
— Ouvre, Guibolaque, c'est moi… Je suis un aminche... c'est moi, l'Aztèque.
Le chien continuait de gronder. L'homme qui parlait à l'intérieur commença par le faire taire d'un juron, et d'un coup de pied aussi sans doute, car au rauquement plein de menaces, succéda un gémissement plaintif, puis l'homme demanda :
— Qui ça, toi ?
— L'Aztèque.
— Tu dis ?
— Ah ça ! tu roupilles encore, mon vieux Tombeur... Vrai ! tu as le sommeil dur... Je te dis : l'Aztèque... Brocheriou... Tu connais bien.
— Nom d'un tonnerre !...
Emmanuel attendait, un-peu en arrière, tout frémissant ; il s'était laissé presque tomber sur le sol, mais maintenant, c'était l'émotion, plus encore que la fatigue, qui le terrassait.
Au bout d'un instant, un rais de lumière filtra par les interstices des volets. L'homme de l'intérieur s'était décidé à se lever, à faire de la lumière. Puis, les volets s'entrebâillèrent. Plus distincte, la voix enrouée demanda :
— Pas de blagues, hein ? Tu dis : Brocheriou ?...
— Tu parles, répondit l'Aztèque.
— Penses-tu ? riposta avec une intonation ironique la voix. Il est loin, Brocheriou ; il est à la Guyane, tu sais...
— Tu dérailles, mon vieux ! Eh bien ! quoi, la Guyane... on en revient... À preuve que me voilà... Et je t'amène un copain, encore... Tu sais, t'as pas de cœur de nous laisser poireauter au grand air, sur nos quilles, tandis que nous venons de faire à peu près dix mille kilomètres, rien que pour le plaisir de te serrer les pinces... Tu pourrais bien nous offrir une chaise, au moins... Ah ça ! tu ne reconnais donc pas ma voix ?... Et c'est ce qu'on appelle des amis !... Moi, j'ai tout de suite reconnu ton asthme !...
Les volets s'étaient ouverts à moitié. L'homme — Guibolaque, dit le Tombeur, — en chemise, énorme, la barbe anglière, les cheveux drus, regardait.
— C'est vrai que c'est toi, tout de même déclara-t-il.
— Eh bien ! mon vieux, ça n'est pas malheureux ! ricana. Brocheriou.
Mais le regard de Guibolaque arrêtait, soupçonneux, sur Emmanuel.
— Qui c'est, celui-là ?
— Un copain, je te dis !... J'en réponds... C'est un zigue... Et après ?... On peut entrer ?
As-tu bien regardé s'il n'y a pas de curieux aux alentours ? demanda Guibolaque.
— Pas un chat... Seulement, tu sais, il ne fait pas chaud.
— Allons, entrez !...
Brocheriou se hâta de profiter de la permission enfin accordée, se glissa par l'entrouverture des volets, en enjambant l'appui de la croisée.
Emmanuel le suivit. Derrière eux, Guibolaque referma volets et fenêtre.
— Allons ! fit-il en fixant le regard de ses petits yeux noirs clignotants sur Brocheriou ; c'est bien toi, il n'y a pas dire.
— Parbleu ! fit Brocheriou, cette bête.
Et tout de suite il questionna :
— L'Ambassadeur ?
— Qui ? fit Guibolaque... Staff ?... Après ?...
— Il va bien ?
— Sans doute.
— Il est toujours par ici ?...
— Je te crois.
— C'est tout ce que je voulais soir. Merci.
Pendant ce bref dialogue, Emmanuel examinait le logis où il venait d'entrer.
La pièce était petite, écrasée sous son plafond noir, remplie toute ou à peu près par un lit où se trouvait une femme à côté de laquelle Guibolaque était évidemment allongé lorsque les coups frappés au volet par Brocheriou l'avaient réveillé.
Cette femme, assise sur soin séant, les jambes sous les couvertures, la chemise glissée découvrant ses clavicules osseuses, regardait avec me curiosité passive les nouveaux venus.
De dessous le lit passaient les pattes et le mufle hérissés du chien dont le grondement avait d’abord répondu à l'appel de Brocheriou.
— Tiens ! fit celui-ci, en désignant la femme, tu as une épouse à cette heure ?
— Oh ! c'est Miss Pochetée, fit Guibolaque avec un haussement d'épaules qui révélait le peu de cas qu'il faisait de la personne en question.
— Bon, fit Brocheriou ; eh bien ! moi, je te présente le Caporal, qui est un gars à poil... Nous nous sommes tirés ensemble de sales passes, hein, Caporal ?
Mais Emmanuel se contenta de répondre par un grognement ; la chaleur de la petite pièce l'étouffait il se sentait défaillir.
— Puisque tu le connais et que tu en réponds, déclara Guibolaque en répondant à Brocheriou, ça suffit.
Et se décidant à poser sur la cheminée la lampe à pétrole dont la mèche fumeuse répandait, une horrible puanteur en même temps qu'une vague clarté, il questionna, les bras croisés :
— Alors, comme ça, vous en venez ?...
— Oui, mon vieux, répliqua Brocheriou. Ça t'épate ?... De l'Ile Royale, tout droit... Voilà tantôt deux ans que nous mettons le pied droit devait le pied, gauche, et le pied gauche devant le pied droit... Pas vrai, Caporal ?... Mais oui, mon vieux, l'Ile Royale. Tu connais pas ?... Patience ! tu iras peut- être un jour... Faut désespérer de rien...
— Alors, comme ça, continua Guibolaque dont l'intelligence, paraissait décidément lente à se mouvoir, vous vous êtes évadés ?
Brocheriou éclata de rire.
— Tu parles ! fit-il... Non, mon vieux, on est venu, au contraire, nous apporter notre grâce sur un plat d'argent... Mais c'est pas tout ça ; je te raconterai l'anecdote dimanche, si tu veux... Pour le moment, ce qu'on te demande, c'est un matelas où s'allonger, après qu'on se sera collé quelque chose dans le battant, bien entendu.
— Vous avez faim ?
— Tu parles ! Voilà tantôt vingt-quatre heures qu'on n'a pas fait turbiner ses gencives.
Emmanuel, lui, ne savait plus s'il avait faim ; il vacillait, ivre de fatigue ; il se serait couché et endormi tout de suite.
Mais Guibolaque, ayant passé un pantalon et fourré ses pieds dans des savates, conduisit ses hôtes dans une pièce voisine, trouva pour eux de la viande froide, du jambon, du pain, déboucha un litre.
— Asseyez-vous.
— Gré nom ! murmura Brocheriou la bouche pleine, ça fait du bien par où ça passe.
Ce qui survit resta confus et imprécis pour Emmanuel. Il dut mâcher quelques bouchées, avaler un verre de vin ; puis la fatigue l'abattit sur la table.
Probablement Guibolaque le prit dans ses bras d'hercule et l'étendit tout habillé sur le-matelas où il devait dormir douze heures, anéanti.
Quand il rouvrit les yeux, il eut de la peine à se souvenir.
Il crut d'abord être seul dans la chambre où il se trouvait ; ses yeux, tout bouffis de sommeil, voyaient mal ; du reste, les étroits et Grasseux carreaux des fenêtres ne laissaient passer que peu de lumière ; un bruit léger, à côté de lui, lui fit tourner la tête.
Soulevé sur son coude, — le matelas sur lequel il reposait était à cru sur le carreau — une jeune femme qui allait et venait doucement.
Cette femme, il la reconnut ; il l'avait vue la nuit précédente ; c'était elle qui était couchée dans le lit de Guibolaque et que celui-ci avait désignée par ce sobriquet : Miss Pochetée.
Elle vit qu'il avait ouvert les yeux, elle se mit, à rire doucement.
— Tiens ! vous voilà réveillé, dit-elle. Il la regardait sans répondre ; le sentiment lui revenait ; il se rappelait, par degrés pourquoi et comment il était là.
— Vous voyez, continua-t-elle, je vous prépare des frusques... Pensez-vous que ce falzard-là pourra vous aller ? En mettant une ceinture... Car c'est pas pour dire, mais vous êtes rien maigre... Je viens de recoudre des boutons à cette liquette- là... Et pigez-moi cette pelure... Oh ! il y a toujours de quoi s'attifer à peu près, ici… Faut bien... Vous mettrez ces espadrilles dans vos pieds, en attendant.
— Je vous remercie, murmura Emmanuel, -dont les lèvres avaient peine à remuer tant il se sentait épuisé.
— Qu'est-ce que vous avez donc ? interrogea Miss Pochetée.
Elle avait un rire presque continu, qui était comme une sorte de gloussement. Elle devait, être très faible d'intelligence ; ce qu'on appelle : une arriérée. D'où, sans doute, son surnom de « Pochetée ».
— Je n'ai rien, répondit-il.
Elle continuait de rire.
— Ah bien ! votre camarade, l'autre, l'Aztèque ; il est plus gaillard que vous… Il est debout depuis longtemps et il a déjà rudement bouffé, allez !... Paraît que la promenade que vous avez faite ensemble ça lui a ouvert l'appétit.