La Barriere de la Gare
Nous venons de traverser la Seine, qui est là dans sa plus grande largeur et ressemble à un fleuve un peu plus sérieusement que partout ailleurs, en aval ou en amont. Cela nous a fourni l’occasion de jeter en passant quelques pièces de monnaie « dans les flots, » suivant l’antique usage, afin de nous rendre les Dieux et les Divinités favorables. De la rive droite nous voilà sur la rive gauche, un peu moins riche en barrières.
La barrière de la Gare qui vient la première de ce côté de la Seine, était située, avant 1815, à l’extrémité du quai d’Austerlitz sur un emplacement voisin du pont de ce nom; mais, à cette époque, le petit village d’Austerlitz ayant été enfermé dans Paris elle fut reculée et, plus tard, décorée de deux pavillons dans le goût de ceux de Le Doux— c’est-à-dire fort laids.
Elle tenait son nom de son voisinage d’une gare destinée à mettre les bateaux à l’abri des glaces, laquelle n’a jamais été terminée.
Le seul, souvenir qui se rattache à cette barrière est celui du Port-à-l’Anglais, un amas de guinguettes qui trempaient leurs pieds dans l’eau de la Seine, — et peut-être aussi leurs tonneaux. C’est là, raconte M. Fournier en son Histoire des Hôtelleries, qu’au sortir des bains du quai Saint-Bernard, tritons et naïades se donnaient rendez-vous. Plus d’une soubrette qui, au sortir de l’eau, s’était trompée d’ajustements, y venait leste et pimpante sous les atours de sa maîtresse, et nul marquis n’était assez mal avisé pour se plaindre de la métamorphose; plus d’une grande dame, à qui le même accident faisait troquer la robe traînante pour le court, jupon, s’y fourvoyait de même parmi les grands laquais et ne s’en plaignait pas davantage. C’était dans les mœurs du temps.
« De la maitresse à la soubrette
Et de l’hôtel à la guinguette,
On passe du grand au petit :
Changement pique l’appétit. »
Les deux sœurs Loyson, les deux nymphes souveraines du quai Saint-Bernard, venaient chaque soir d’été au Port-à-l’Anglais. C’est là que Regnard les connut. Libertin magnifique, débauché spirituel, « cynique mitigé, » comme il. s’appelle lui-même quelles splendides orgies le poète grand seigneur des Folies amoureuses devait y ordonner. C’était comme à Grillon, où il aimait tant faire la fête à ces aimables libertines : même gaité, mêmes vins, mêmes convives. Notre poète d’abord, l’architriclin présidant au repas, ajustant chaque ragoût, veillant tous les Vins, et, par sa bonne mine, prévenant d’avance en faveur des mets friands qu’il annonçait; car lui aussi, fier de son teint fleuri, la meilleure enseigne des bons repas, il pouvait dire comme l’homme de bonne chère de sa comédie des Souhaits :
« Cet embonpoint des plus brillants,
Qui fidèlement m’accompagne
Est pétri de mets succulents
Et broyé de vin de Champagne.»
Ensuite venaient Davaux, le plus cher des amis du poète ; Duché, qui, pour composer des tragédies sacrées, ne s’enivrait que mieux ; Dufresny, le second poétique de Regnard et, comme Henri IV, dont il se croyait le descendant, ayant le triple talent d’aimer, de boire et de rimer, sinon de combattre. Enfin, au milieu de ce groupe de convives joyeux paraissaient les deux sœurs Loyson, les reines de l’orgie, la Doguine et Tontine, — pour les appeler par leurs noms de guerre et de débauche. Tout s’animait avec elles leur gaieté donnait l’élan la gaieté des autres; leur voix donnait le ton aux refrains bachiques et dominai le chorus des chants les plus grivois; leur verre, toujours le premier plein, citait toujours le premier vide. Les joyeuses filles ! elles avaient pour chacun un toast et un amour, elles buvaient et elles aimaient à la ronde. La Doguine surtout, cette blonde passionnée que Regnand aimait tant, et qu’il célébrait de si bon cœur en ses jours d’ivresse :
« Quelle est aimable,
Quand Bacchus la tient sous ses lois!
Mais bien qu’elle triomphe à table,
L’amour ne perd rien de ses droits,
Quelle est aimable !
Tous à la ronde
Vidons ce verre que voilà,
C’est à cette charmante ronde.
Peut-être elle nous aimera
Tous à la ronde!
»
Folles filles et joyeux compères, poètes et courtisanes ont disparu depuis longtemps, avec d’autres gens et d’autres choses plus dignes qu’eux de mémoire et de respect : on ne se souvient pas plus aujourd’hui de Tontine et de la Doguine que de Macette la Blonde et de Maschecroue la Rousse; de Regnard quelque fois, — à la Comédie-Française. Quant au Port-à-l’Anglais, les anciens du quartier en ont entendu parler avec éloge autrefois...
Un autre souvenir — plus récent — se rattache encore à la barrière de la Gare : c’est celui de la maison d’arrêt de la garde nationale, située à quelque distance de là, entre le quai d’Austerlitz et le chemin de fer d’Orléans, et qu’on est en train de démolir.
Cette prison aura été un des châteaux des rois de Bohême contemporains; presque tous y sont venus — malgré eux — demander une hospitalité de vingt—quatre ou de quarante—huit heures : Alfred de Musset, Théophile Gautier, Gavarni, A. de Chatillon, Lorentz, Bertall, Decamps, Devéria, Frédéric Bérat, Théodore Pelloquet, Commerson, —- et cinquante autres littérateurs, peintres ou musiciens. Je l’ai décrite ailleurs, et ne me sens nulle envie de la décrire de nouveau.
ALFRED DELVAU - 1865
Histoire anecdotique des Barrières de Paris
