Les gosses en marge
2 - Une leçon d'école… charbonnière
On ne peut pas courir; les rues et jouer aux billes toute la vie ; il faut bien, même quand, on est gosse, se rendre utile une fois par jour. Dès que le soleil est couché, Mimile et les copains travaillent.
Vers cinq heures en hiver, la rue de Tolbiac est à toute noire. Au numéro 97 s'ouvre la grille de la gare Gobelins-Ceinture, au numéro 102 celle de l'usine à, gaz ; deux cents mètres à peine les séparent. C'est là qu'est leur chantier.
Ils
s'y retrouvent une vingtaine, munis de leurs instruments de travail. Singuliers ouvriers :
les plus vieux ont treize ans, les plus jeunes huit. Singuliers outils : des musettes rapiécées
qui pendent, à ces frêles épaules, des sacs qui brinqueballent sur ces maigres dos. Mimile, naturellement,
est là, nanti d'un vaste cabas rouge dont la corde est serrée autour de son poignet. Tapie dans
l'ombre portée des murs de la gare, toute l'équipe attend.
Soudain, alerte ! Dans la cour des sabots résonnent, des roues bondissent sur les pavés boiteux. Un camion sort, lentement, des sacs de charbon le chargent jusqu'au siège, où le cocher paraît somnoler. C'est l'instant de la curée. D'un saut, deux gamins se sont élancés sur la voiture; leurs petites mains agiles font rouler des blocs de houille; qui vont s'écraser sur la chaussée en une manne scintillante. Un sac résiste-t-il ? Un coup de couteau l'éventre. Toute la bande, s'écrase dans le sillage et les musettes s'emplissent d'un beau butin qui fait, en un instant, plus noires les frimousses sales.
A la porte de l'usine à gaz, même scène ; mais ici c'est du coke qu'on grappille.
— Tu vises, dit Mimile à Totor, qui clopine à côté de lui de toute l'ardeur de sa jambe malade ? Tu vises ? Il est bath, le vieux.
Et de son doigt pointé il montre le camionneur qui, à demi tourné vers les maraudeurs, pousse du fouet, sans en avoir l'air, un sac de charbon qui s'écroule et fait par terre, soudain, une mine vite épuisée.
— Ça, c'est un pote, opine Totor dont la musette demande grâce. Ça n'est pas comme le gros de la gare, le pipelet. La vache !
Et
Totor, amèrement, se rappelle à part lui le soir où s'étant aventuré dans la cour, il s'était tout
à coup senti l'oreille happée par une poigne implacable et vu mener, piteux, au commissariat du
passage Ricaut. Ce n'est pas qu'il ait très peur du commissaire, et tout le monde n'a pas le malheur
d'avoir une mère comme celle de Jojo, qui vint un jour chercher son fils au poste armée d'une batte
de tonnelier ; mais on a sa dignité, n'est-ce pas ?
*
* *
Et maintenant, alourdie de rapine, la bande se replie sur ses quartiers nocturnes ; le temps de chiper quelques pommes aux devantures de la rue Nationale, et la cité Jeanne d'Arc l'engloutit. La cité, à cette heure, est vraiment effroyable ; l'ombre la fait plus empestée. Dans les ruelles semées d'ordures, dans les escaliers dont les rampes se sont, depuis longtemps envolées en fumée dans les fourneaux des locataires, les pourvoyeurs s'égaillent. Sur les paliers où les pieds claquent dans l'eau fangeuse, des commères les attendent dans l'ombre (les malins ont vendu naguère les ampoules électriques) ; et des marchandages commencent :
— Vingt ronds ma musette, la mère.
— Quinze, mon gars; c'est du coke.
— Vingt, j'ai manqué me faire poisser.
— Dix-huit alors.
On finira par s'entendre ; tout à l'heure, quarante sous tinteront sur la table familiale, et le père, daignant s'avouer content de son fils, lui décrétera peut-être une rondelle de saucisson d'honneur.
R. Archambault.