La Tournée
Chap. 12 - Envers de la gloire
La Goulue

La baraque de La Goulue ! Il n'est pas un homme qui ait vécu ses années puériles à Paris qui ne se souvienne de ces planches, de ces toiles naïvement historiées, amarrées comme une voilure, de cette estrade surtout où La Goulue régnait sur les aventures et les drames d'une ménagerie foraine. Il en sortait une odeur fauve et des rauquements qui vous crevaient les entrailles délicieusement, des coups de pistolet qui fendaient le tympan.
Une femme musclée, un peu grasse, serrée dans un maillot chair chaussée de bottes russes, venait un fouet court à la main, haranguer la foule. Elle marchait, portée par les roucoulades d'un orchestre asthmatique dans un ragoût d'odeurs fortes et de sensations feuilletonesques.
Un lionceau enchaîné évitait les pieds lourds des clowns et des Pasquins qui donnaient la parade. Un singe épluchait des puces sur le « bureau » et se grimaçait dans la glace.
On contait que La Goulue avait été aimée par des princes, qu'elle avait eu, selon la formule, chevaux et voitures, que, laissant la danse, elle se consacrait au dressage et qu'un fauve lui avait enlevé tout un côté de cuisse. Une auréole flottait autour de sa tête de lutteuse.
La Goulue a été blanchisseuse, si je crois bien, et danseuse du grand chahut, au Moulin Rouge. C'était une magnifique animale qui, par gageure, entra dans la cage aux-lions pour y danser. Cela lui plut. Elle se fit dompteuse. Quelque protecteur fortuné lui paya des bêtes et une baraque.
Parmi l'odeur du caramel et des pâtisseries, les sifflets que jettent les manèges, les flonflons et les pétarades des tirs forains, elle s'érige dans le souvenir des enfants de Paris, le front court, barré d'un pli dur, le bras musculeux, le sein lourd et la cuisse ronde encore. Des franges d’or couronnent son ventre ferme, en frissonnant :
— Entrez ! Entrez !
L'odeur rousse de son aisselle, quand elle rendait la monnaie, troublait les cœurs collégiens.
Puis, La Goulue s'empâta. Ses bêtes, une à une, prirent la gale. Deux ou trois lions, doux comme des caniches, passaient dans des cerceaux enflammés si lentement qu'ils y laissent leur crinière. La Goulue dut renoncer. On la vendit par ministère d'huissier.
Les fêtes des boulevards extérieurs perdirent, pour beaucoup de gens, le meilleur de leurs charmes.
Une promenade me conduisit un jour à Saint-Ouen, aux confins de la zone. L'après-midi ronflait dans les bosquets. Un vieux manège semait ses chevaux dédorés sur une poudre sale. Le marché aux vieilleries, où l'on dirait qu'on vient acheter du souvenir, s'étalait en éventaires sur le sol remblayé du fossé, parmi les pierres de l'enceinte démantelée.
Vallons puérils de la douve ! Je vous ai bien aimés !
Une grosse dame est sortie d'un clos où dort une roulotte. C'est une chiffonnière, dont la voix est poudreuse rêche comme de la toile de sac, et la savate traînarde. Elle porte une descente de lit, faite d'une peau pelée de panthère :
— Qui qu'en veut ?
Elle ne sait pas faire l'article. On dirait même que c'est au-dessus de son intelligence.
— Vous voyez : c'est moi qui l'a tuée…
Elle montre le trou des balles dans cette peau usée et son nez gras rougeoie au-dessus de ses mots embarrassés. Mais la foule dominicale s'écarte de cette vieillarde qui a les mains boudinées, une maigre chevelure grise et des bajoues cendreuses.
On va vers les bonimenteurs spirituels qui débitent la pâte à rasoir, les coricides. On fouille le résidu des stocks américains, des tas pleins de surprises Le bonneteau amasse les loueurs autour de sa table.
La chiffonnière accoste les passants :
— C'est moi qui l'a tuée. Ma dernière panthère…
Quand elle marche, sa panse remue, son caraco flotte comme un ballon crevé…
— Eh ! Vingt-cinq balles !... Ma panthère…
Un vieux marchand me confie :
— J'y en donnerai pas quarante ronds !... C'est La Goulue !... Vous savez !... Elle se saoule.
La Goulue est morte quelques années après.
Sur la Goulue
Faits-divers
- Les mésaventures de la Goulue (1901)
- Un drame dans une ménagerie (1904)
- Les fauves de la Goulue (1904)