La Butte-aux-Cailles
Le Courrier de Paris — 10 novembre 1902
Les mystères du treizième arrondissement — La vallée de la Bièvre — Un tableau à peindre — Les champs de Paris
En ce moment, on procède au repavage de la rue de la Butte-aux-Cailles, dans le treizième arrondissement ; nous ne verrons donc plus les vieux pavés disjoints, énormes et bosselés, qui donnaient une base pleine d'harmonie à cet endroit de la Butte. Mais, heureusement, d’autres rues, indemnes d’embellissements, nous restent dans toute leur virginité.
La Butte-aux-Cailles, et tout ce treizième arrondissement si mal connu, composent une des parties les plus pittoresques de Paris. Et le promeneur qui la parcourt, s'il veut bien faire appel à ses souvenirs et savoir regarder, peut évoquer tout un paysage du passé, et s'intéresser à une vision qui n’est point veuve d’un charme vigoureux.
Mais on ne s’aventure guère dans ces quartiers qualifiés de « perdus », où les imaginations impressionnables entrevoient des périls qui, en réalité, n'existent pas plus là qu'ailleurs. C’est dommage, car ce Paris-là repose et change de la banalité des Passy et consorts.
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CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
Cette Butte-aux-Cailles, un nom local et joliment joli, est peut-être tout simplement formée des matières inutilisées extraites des carrières de calcaire grossier jadis exploitées dans cette région. Enfin, toujours est-il que des carriers, des ouvriers italiens, construisirent des maisonnettes sur cette mignonne montagne, qui ne tarda pas à être parée de jardinets fleuris. Le soir, on y jouait à l’amour, et si parfois les idylles commencées aux violons Unissaient aux couteaux, le village n'en vivait pas moins heureux et tranquille. Hélas ! le trop-plein du centre gravit la Butte, qui devint un quartier.
Aujourd'hui, elle a encore un peu son galbe d'autrefois, sur son mamelon entouré d’un côté par le boulevard d'Italie et la Bièvre souterraine, de l’autre par la rue Bobillot et les premières carrières de Gentilly. Et c'est tout un dédale de rues et de ruelles, d'impasses en dos d’âne, de petites voies sans nom, et de terrains vagues et vaguement clôturés, où des enfants s’amusent sur des terres tantôt verdoyantes, tantôt émaillés des épaves de ménages pauvres : souliers sans semelle, casseroles sans fond, débris de vaisselle, tout l'habituel réceptacle des enclos palissadés. Rue Michal, impasse Boiton, rue Buot, ah ! habiter vos maisons basses et crasseuses, vos guinguettes aux devantures d'un rouge éteint, et le soir, se croire loin, bien loin, de ce Paris insoupçonné ! Et je songe à l’étranger arrivant, et que l’on conduirait ici : voilà Paris, puis à l’Opéra : voilà aussi Paris ! — Est-ce bien à une heure de fiacre ? questionnerait-il. — Rue des Cinq-Diamants, rue de l’Espérance, un nom génial pour une rue seulement tracée et qui va se perdre aux furtifs, rue Martin-Bernard, avec ses deux villas de philosophes, son pavage en ruisseaux de province, rue du Moulin-des-Prés. etc..., cela forme un îlot où n’arrive qu’affaibli l’écho de la Ville.
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De la place d'Italie — le mont Cétardus des Romains — la place des « lézardiers », les hautes maisons modernes cachent un merveilleux panorama de souvenirs ; mais il demeure toutefois une belle perspective sur les Gobelins et la montagne Sainte-Geneviève avec les méandres de la rue Mouffetard ascensionnant vers la grandeur du Panthéon. Quel peintre prendra cela pendant qu’il en est temps encore ?
De cette place, les poètes devraient venir évoquer intelligemment l’œuvre du progrès sur un coin de nature, faire partir leurs rêves de configurations précises, et ressusciter, en songe, un délicieux tableau : la vallée de la Bièvre.
Prenons la rivière à sa perte dans la Seine, à l’endroit de sa belle largeur, près de la gare d’Orléans, aujourd’hui. Quelques tanneries, des moulins, s'éparpillent le long du courant. Voici le vieux pont de Poliveau. Mais le val commence (intersection de la rue Monge et de l’avenue des Gobelins), et la Bièvre court entre les collines de Sainte-Geneviève, de la Salpêtrière et du hameau de la Maison-Blanche ; l’onde rapide actionne le moulin de Croulebarbe ; elle se divise en deux lits qui se rejoignent bientôt, puis, là-bas, vers le sud, le cours d’eau zigzague dans les bouquets de bois ou parmi la verdure des prés hérissés de buissons ; des moulins à vent s'élèvent sur les hauteurs de la route d’Italie ; le petit mont, le mont Souris, et le mont Bicêtre livrent passage à la murmurante petite rivière, qui frôle Gentilly, pour aller arroser le coquet bourg La Reine.

L'orientation est donnée par le profil de l'hôpital de Bicêtre sur la ligne d'horizon.
CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
Le travail de l’homme n’a pu détruire le sillon de la Bièvre, et, d’ici, nous pouvons revoir les formes de ce qui fut sa riante vallée.
Le boulevard d’Italie a conservé le creux du vallon, et c'est par là, dans ce lieu encore désert, et jadis isolé, que reposent les ruines du vieil hôtel — ou autel — des amours discrètes... ; les murs effrités entourent un jardin où la végétation a repris, tous ses droits de libre vagabondage, et c’est exquis cette vue sur ces vestiges abandonnés qui dorment sous les feuillages jaunissant et les fleurs fanées. Mais ce treizième arrondissement réserve d’autres aspects dont on a bien peu parlé.
M. Hector Malot, dans Sans famille, décrit fort intéressassent ce quartier. Il nous parle des carrières de Gentilly que le vieux Vitalis recherchait en vain pour y passer la nuit avec Remy apeuré ; il nous raconte la vie des « padrones » de la rue de Lourcine, rue disparue aujourd'hui. La rue de la Glacière, qui a sa place marquée dans tous les feuilletons sanglants, conserve ses phalanstères de petits italiens vendeurs de statuettes ou musiciens, mais c’est surtout le quartier du Jardin des Plantes qui possède maintenant la colonie italienne des modèles, et des harpistes, orguedebarbaristes, violonistes et autres musicophiles.

CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
Revenons au quartier « perdu ». Devant la place de Rungis, près de la Fontaine-à-Mulard, entre le mont de Bicêtre et la Butte-aux-Cailles, tout un quadrilatère chaotique s'étend : carrières, usines chétives, masures multiformes et disséminées, cabanes en planches, auberges rouges et sales. La rue de Tolbiac est l'artère vitale de cet espace truste et désolé, où s'étalent des champs d’herbe, avec même de vrais reptiles. Quelques fois, dans les soirs de juin, sous l’azur attendri, une faux audacieuse rase les hautes herbes, et un parfum grisant s’exhale sous la brise : Paris fait ses foins.