Les gosses en marge
3 - Ici on est nourri gratis
J'ai dit que pour voir Mimile ou les autres, il ne faut jamais aller à l’école. Tout de même, n'exagérons rien : la classe les reçoit bien cinq ou six semaines par an. Pas de suite, entendons-nous, sinon ce serait du courage, et les gosses de la cité n'ont jamais de ces Grises-la ; ils y goûtent par petites doses, huit jours par-ci, huit jours par-là.
Et
ils apprennent, à ce régime ?
Qui vous dit qu'ils viennent pour apprendre ? Ils viennent pour prendre, tout simplement ; car ils ont trouvé le moyen de faire, de l'école, une exploitation profitable, et, sans rien perdre de leur liberté, d'y trouver un sûr revenu.
De la rue Albert au boulevard de la Gare, de la rue de Gentilly à la rue Dunois, on ne trouve pas un gosse en guenilles. Ils sont sales, ça, sans retenue : figures crasseuses, jambes de boue, mains d'on ne sait quoi ; beaucoup ne possèdent point de chaussettes. Mais les vestes ne sont point rapiécées, les fonds de culotte ne bâillent point, les galoches paraissent neuves. C'est aux dépens de l'école que ce miracle s'accomplit.
Plusieurs fois par an la caisse du treizième fait distribuer des vêtements aux enfants pauvres ; chaque petit miséreux est habillé gratis. Les gosses de la cité le savent. Vers la date où la distribution se fait, ils arrivent en troupe à l'école ; quand ils sont pourvus, pftt ! la volée disparaît.
Mais, direz-vous, il suffirait de ne pas publier à l'avance cette date… Eh oui, il suffirait... en théorie du moins. En pratique, on a essayé ; les gens de la cité Jeanne-d'Arc doivent être doués d'un sens spécial qui leur permet de flairer les bonnes aubaines. Les mauvais écoliers sont toujours .présents au bon jour.
Si Mimile, Arthur, Totor et Tintin sont des oiseaux de passage, incapables d’un séjour prolongé dans le triste décor des pupitres, il est une autre espèce de profiteurs scolaires, il est une autre espèce de profiteurs scolaires. Ceux-ci fréquentent assidûment.
Ce n'est pas qu'ils travaillent. A dix ans, ils trébuchent encore sur les lettres : une addition les fait broncher. Ce qu'ils viennent chercher à l'école ne se trouve ni dans la grammaire ni dans l'arithmétique, et c'est seulement deux fois par jour, à dix heures et à trois heures, qu'ils montrent de l'activité ; en dehors de ces deux instants ils somnolent sur leur ardoise, méditant sans doute pour le soir quelque fructueuse razzia.
Que
se passe-t-il donc deux fois par jour dans les écoles du quartier de la Gare ?
Depuis plusieurs années, un excellent médecin le docteur Rabasse, inspecteur des écoles du treizième, s'est attelé à la noble tâche de faire des gosses débiles des écoles Baudricourt et Jeanne-d'Arc des enfants solides et normaux. Un mécène du quartier s'est intéressé à son œuvre ; on a construit des douches, créé des cours de gymnastique médicale, organisé des séances de rayons ultraviolets, mis sur pied des placements de vacances ; mais surtout le docteur Rabasse impose à ses malingres une suralimentation rationnelle. C'est à force de bouillies — sucre, lait, farines — qu’il leur fait en quelques mois des muscles et des os.
A dix heures et à trois heures, c'est le moment de la bouillie. La succulente pâtée fume dans les écuelles, les cuillers sonnent joyeusement, les petites langues claquent, gourmandes. Que les livres paraissent souriants après cette bonne pitance sucrée ! A l'heure où les autres déjeunent ou dînent, les petits de la cité Jeanne-d'Arc seront rassasiés déjà ; autant de tartines qu'épargnera la mère :
— C'est cher à nourrir, des gosses, pensent, les parents.
— J'aime mieux qu'ils mangent une bouillie chez moi qu'un morceau de pâté chez eux, dit le docteur.
— Moi, assure le marmot, je trouve ça bon, le sucre.
Bref, tout le monde se frotte les mains. Et voilà comment, sur la butte Jeanne-d'Arc, l'école, auberge laïque et gratuite sinon obligatoire, doit une partie de son succès à des nourritures moins abstraites que celles dont sont bourrés ses programmes.
R. Arcchambault
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La misérable cité qui déshonora le quartier de la Gare abrite, hélas ! quelques familles honnêtes que la crise des loyers a forcé d'accepter un logement dans l'horrible caserne de la rue Jeanne-d'Arc. Celles-ci naturellement, ne comptent pas sur la rue pour nourrir leurs enfants, qu'elles envoient régulièrement à l'école. Comme nous a dit une de ces braves locataires, à la cité Jeanne-d'Arc les extrêmes se touchent. Ceux, à qui la nécessite impose le contact quotidien de tant d'horreur doivent être plaints et admirés pour l'énergie avec laquelle ils défendent leurs enfants, contre la contagion.
La Ville de Paris ne pourrait-elle, en leur accordant des logements dans ses immeubles neufs, les arracher à ce milieu pour lequel Ils ne sont point faits ?