Les gosses en marge
6 - Ceux de la Glacière, rois des chapardeurs
De chaque côté de l'avenue d'Italie, la butte Jeanne-d'Arc et la Butte-aux-Cailles se regardent, avec l'air de deux bons larrons complices de plus d'un tour. Par là, la faubourienne indolente, les cheveux dans les yeux, en tablier et en savates ; par ici, l'« affranchi ». Les gosses des deux se valent.
Ce
n'est point tant sur le haut de la butte qu'il faut chercher les émules de Mimile. Ce quartier-là
est en pleine mue. Des démolisseurs ont mis bas les maisonnettes de naguère; des immeubles neufs
ont poussé. Place Paul-Verlaine, rue Bobillot, on commence (qui l'eût cru ?) à regarder de travers
les femmes sans chapeau, les jeunes hommes en souliers de drap. Bref la Butte, qui porta si longtemps
casquette, est en train de s'acheter un feutre.
Mais au pied de ce territoire conquis aux lois et à l'urbanisme, la liberté garde ses allures. Rue Brillat-Savarin, rue de la Fontaine-à-Mulard, place de Rungis, on marche sur la marmaille. Et quelle marmaille !
Plus crasseuse, plus morveuse, plus effrontée encore que celle de la cité Jeanne-d'Arc, une cohue de petits pillards qu'égrène le groupe des habitations à bon marché.
Ah philanthropie ! que de crimes on commet en ton nom ! Quand on a donné à quelques centaines de pauvres familles ces beaux immeubles aux briques luisantes, égayés de balcons coquets par où entre le rire du soleil, on leur a dit avec emphase :
« Vous voici chez vous, soyez heureuses. » Et les familles se sont installées ; mais beaucoup se sont crues encore au temps où, sur la zone, elles déclouaient des pans de leurs chambres pour allumer leur feu ; celles-ci ont arraché des lames de parquet, celles-là brûlé les portes intérieures. Et maintenant, rue Brillat-Savarin, il y a une cité Jeanne-d'Arc qui naît.
S'il n'y avait pas une gare rue de Tolbiac, que feraient Mimile et ses camarades ? Dieu merci, les Mimiles de la Glacière en ont une — de gare — eux aussi. C'est place de Rungis qu'ils vont au charbon ; et eux, au moins, ils ont le mérite de la franchise.
Dès deux heures, ils descendent en troupe, celui-ci avec une « poche », celui-là poussant une caisse montée sur deux roues de voiture d'enfant. En groupe, sans prendre la peine de s'égailler, ils s'installent devant le porche. Gare au camion qui sort en flânant ! Eux ne flâneront pas pour vous crever un sac de houille et récolter à dix pas de la station d'autobus, sans ruse ni crainte, leur bien mal acquis.
Tout
d'ailleurs leur est de bonne prise. Je les ai vus piller une camionnette d'oranges. L'auto était
arrêtée contre la gare ; le chauffeur vidait, au café le plus proche, une canette de bière. La bande
s'approche — six garçons, une fille, une gosseline de dix ans fardée de crasse et de poussière.
Les menottes sales talent l'épaisseur et la solidité des cordes qui lient les caisses ; des doigts
se glissent entre les lattes derrière lesquelles luisent les panses rougeâtres. Enfin, voici un
couvercle qui s'ébranle ; on l'aurait, en grimpant dans la bagnole :
— Vas-y, toi.
— Non, toi.
Les gosses hésitent. Le chauffeur est tout de même bien près. S'il se retournait !... Mais la fillette a plus d'audace ; ces femmes, ça n'a peur de rien. D'un bond elle est dans la voilure, brise la cagette, jette des fruits, ressaute à terre. Ce goûter juteux et sucré va faire trouver l'affût moins long.
Ils l'ont tranquillement dégusté devant moi, qui pouvais témoigner de leur vol.
R. Archambault.