Mon quartier a ses secrets
De la place à la porte d’Italie
Le lèche-vitres du samedi soir découvre au Tout-Gobelins les sept péchés capitaux pour économiquement faibles et le fantôme de Des Grieux hante jusqu’au bout de la nuit le boulevard de l’Hôpital
Paris-presse - L’Intransigeant — 13 juillet 1948
L’assistante sociale sourit un peu tristement en regardant l’enfant qui dort, roulée comme un petit chat sous la couverture. Je dis : « En voilà au moins une qui profite de la sieste... » La jeune fille répond : « Pauvre petite, elle est sourde et muette, alors quand elle dort... » Et nous restons toutes les deux saisies par ce mystère, le plus incompréhensible de tous, la souffrance des enfants. Dehors, dans le square, les autres petits jouent à la procession ou grattent la terre comme des poulets. Nous sommes sur la Butte-aux-Cailles. Le square est un Jardin d’enfants, une des expériences sociales du 13e arrondissement.
Dans « Pépé le Moko », le film de Duvivier, le héros et l’héroïne, perdue à travers leurs expériences sordides, isolés par les ruelles de la casbah d’Alger, se reconnais sent tout à coup la même enfance de gosses de Paris parce qu’ils sont nés aux Gobelins. Il est peu de quartiers plus parisiens. Mal connu des touristes, il n'a guère inspiré de chanson ou de littérature récente. C'est plutôt le Paris des romantiques, pittoresque, ingénu, désordonné, un peu campagnard. C'est aussi un Paris très pauvre. On y travaillé beaucoup : Gnome et Rhône, Panhard, Delahaye, les raffineries Say et, à côté de ces grandes usines, d’innombrables ateliers qui s’abritent dans toutes les cours. Qui n’a pas vu ces cours du 13e avec leurs vignes folles, leurs fontaines, leur lessive qui sèche, leur odeur d'urine, de graillons, de lilas ou de tilleul n'a rien vu. Quelquefois, dans la crasse d’une façade dégradée, on retrouve la ligne d'une « folie » du 18e siècle où Watteau venait peindre, mais là misère recouvre tout. C'est d'ailleurs un quartier qui se dépeuple et où il meurt beaucoup d’enfants.
Le marché du boulevard Blanqui
Chaque semaine il y a pourtant deux moments lumineux dans la vie des habitants des Gobelins : le marché et l’apéritif du samedi soir.
L’interminable marché du boulevard Blanqui est, en effet, un spectacle somptueux. Lentement, sac au bras, les ménagères le descendent et le remontent : une fois pour choisir, une fois pour acheter. On est chatouillé par toutes les odeurs : de lard fumé, de marée, d'échalotte. Les cris des marchandes vous donnent le vertige : « Allez-y, allez-y, il est beau, il est superbe, c’est la belle du nord, c’est du breton, profitez mes petites clientes, c'est la prune. C’est la jolie prune, goûtez-en une, allons, allons, il faut finir, haricots blancs, haricots gris. » On sait bien que l'on n'achètera pas grand-chose mais on se saoule d'abondance.

C'est plus tard que le regret viendra, quand on déballera sur la table de la cuisine le sac maigrement garni et que l'on pensera aux belles groseilles trop chères, aux volailles, aux giroles.
Le samedi soir est toujours une fête, même sans la foire qui étale six mois par an ses baraques et ses manèges. Les lumières, la musique, les promesses d’on ne sait quel bonheur font monter tout le quartier vers la place d’Italie. On y vient des cours tristes, des vieilles rues secrètes. On y vient aussi des rues « arabes », presque uniquement habitées maintenant par les Nord-Africains, de la rue Harvey, de la rue du Château-des-Rentiers où à côté du bougnat qui promet « des galoches fabriquées à Aurillac », on lit sur la devanture du « père Tranquille » : « Spécialités oriental ».
Vieux et jeunes remontent tranquillement les avenues. C'est l’heure du « lèche-vitres ».
Inutile aux Gobelins d’organiser l’exposition des sept péchés capitaux les gens du quartier réinventent tous les péchés en regardant derrière les vitres ce dont ils ont envie et qu’ils ne pourront jamais se payer. Les amoureux et les enfants étudient minutieusement les photos affichées aux portes des cinémas où ils se retrouveront tout à l'heure.
Puis les uns vont s’asseoir « au Clair de lune » écouter l’orchestre de danse en prenant l'apéritif et les autres, les fauchés, s’offrent seulement la musique qu’ils écoutent debout sous les arbres.

Le château de la Reine-Blanche
Quand il se fait très tard, quand les honnêtes ménages sont allés se coucher, quand les derniers ivrognes expulsés des bistros dorment dans le ruisseau, un autre quartier se réveille. Celui-là n’est vraiment connu que des « demoiselles de la nuit », des chattes capricieuses oui courent sur les toits et se dandinent sur la crête des tours.
C'est seulement au clair de lune qu’apparait dans toute sa gloire le château de la Reine-Blanche, ce mystérieux bâtiment dont personne ne semble connaître l’histoire et qui se cache au fond d’une cour d’usine. Seuls chats et chattes ont la clef des jardins abandonnés dont la porte est clouée. Ce sont eux qui organisent des bals sabbatiques dans les immenses greniers de la manufacture où dorment les esquisses de tous les peintres français.

Le quartier a aussi ses fantômes qui disparaissent au chant du coq mais ce sont les spectres des histoires d’amour. Éternellement sur le boulevard de l’Hôpital, des Grieux revient d’être allé visiter Manon prisonnière à la Pitié. Rue du Champ-de-l'Alouette. Marius attend toujours Cosette et rencontre Éponine.
Cependant, sous les pavés sous les maisons billaient et murmurent les eaux cachées qui détournent la baguette des sourciers, la Bièvre enterrée et les sources profondes qui jaillissent dans le puits artésien du 13e arrondissement.