"Un gosse"
roman par Auguste Brepson
Deuxième partie
XIV
Aux approches de l'examen cela devient terrible : il faut que « ça rentre » et qu'on ne dise pas que les « corbeaux » ne valent pas les laïques. Et pour mieux nous le faire rentrer, le frère directeur vient quelque fois diriger la classe en personne. Alors ce sont des pleurs et des grincements de dents !
Pour éviter les punitions, je triche ; je me fais passer les solutions par mon ami Vignal qui, lui, est très fort. Mais un jour cela tourne mal. D'un problème sur les racines carrées, je suis le seul — et pour cause — à donner avec Vignal une réponse exacte. Le frère Charles menace de ses foudres toute la classe ; après quoi il laisse tomber ces paroles qui retentissent à mes oreilles comme les trompettes du jugement dernier : « Écoutez bien tous !... Lefebvre va vous expliquer ça au tableau !! »
Je monte sur l'estrade comme à l'échafaud, les jambes flageolantes, l'esprit vide et, la craie à la main, je reste le nez au tableau, immobile, foudroyé...
Naturellement, un déluge de calottes ne tarde pas à me dégringoler de l'estrade, et je suis soulevé, roulé, emporté jusqu'à ma place où une dernière taloche m'aplatit...
Je fais ouf ! comme un matelot après un grain !
Maintenant, c'est au tour de Vignal d'en prendre autant pour m'avoir donné la réponse.
Heureusement, pendant quelques jours, je vais respirer j'entre en retraite de première communion. Tous ceux qui vont faire leur « botte » sont éloignés des autres comme de la peste, et enfermés dans le préau. Là, c'est encore le frère directeur qui nous prépare à recevoir convenablement le bon Dieu !... Mais il est devenu extraordinairement doux ! Et c'est avec une grande patience qu'il nous fait repasser notre catéchisme. Il nous prend même quelquefois la tête et nous la caresse !...
Il nous raconte des histoires pieuses, où il excelle dans l'art de feindre l'attendrissement pour nous émouvoir, quand il est question des malheureux, de la Charité, une des trois vertus théologales, au point qu'il se laisse prendre à son propre jeu, et que ses yeux se remplissent d'eau.
Nous sentons comme la grâce descendre en nous et nous sommes très sages.
Un jour on vient l’appeler. Je devine tout de suite que c'est ma grand’mère qui doit venir aujourd'hui lui demander de ne verser que la moitié du prix du cierge.
En effet, car, lorsqu'il revint, il nous fit ce petit discours où il mit tout son art :
« Mes chers enfants !... Il faut être charitable et secourir son prochain dès qu'on le peut... (Un temps… puis, la voix mouillée). Je quitte une pauvre femme venue me trouver, le désespoir au cœur, et qui s’en est retournée consolée... Faute d’une modique somme pour acheter le cierge, elle voyait avec effroi le moment où son cher enfant ne pourrait faire sa première communion !... Elle pleurait... et, presque à genoux (!!!) me supplia d'accepter sa modeste contribution... (Pathétique). Mes chers enfants, je ne suis pas riche... J'ai moi aussi de vieux parents à soutenir... Eh ! bien ! J'ai relevé cette brave femme, en lui disant que j'ajouterai ce qui manque pour le cierge !... (Un temps). Mes chers enfants, soyons charitables ! »
C'est moi qui étais mal à l'aise ! Je sentais, pendant qu'il parlait, la honte me brûler les oreilles, et tremblais à tout instant que ses yeux ne se dirigeassent vers moi, et ne me trahissent auprès des autres.
Mais il n'en fut rien.
Je rentrai chez nous furieux, et fis d'amers reproches à ma grand'mère. La surprise la suffoqua. Elle jura bien qu'elle n'avait pas pleuré, et qu'elle s'était encore bien moins mise à genoux ! — En voilà une histoire !... Le frère Charles avait pris son argent en lui disant, simplement : « C'est bon... du moment que vous faites votre possible ».
Je réfléchis alors que le frère Charles faisait comme moi, lorsque je raconte des histoires à mes camarades... qu'il forçait la note pour grossir l'effet !
XV
Jeudi. Je reviens avec Pétard d'explorer les décharges de la rue de Tolbiac. Cette randonnée m'a fortement excité l'appétit, et comme il est quatre heures, je cours chercher ma tartine. Mais en passant devant la boutique de la mère Husson, l'épicière, ne voilà-t-il pas que celle-ci m'appelle pour me donner une poignée de macarons ! J'en reste tout ébaubi ainsi que Pétard, tellement le fait est inouï, merveilleux, venant de cette méchante vieille qui, lorsque nous jouons devant sa boutique, est toujours à nous chasser avec son balai, quand elle ne lance pas sur nous son chien, un affreux bouledogue aux yeux sanglants et au mufle aplati et baveux.
Tout en nous éloignant nous nous perdons en conjectures sur les causes de cette munificence soudaine. Certainement la vieille est devenue folle !... Que dure sa folie si elle est dispensatrice de macarons !
Je partage les miens avec Pétard, qui court raconter l'événement aux autres en train de jouer à la bloquette dans l'angle du passage de la. Belle-Moissonneuse. Mais ils doivent être au courant, car du plus loin qu'ils m'aperçoivent tous s'arrêtent de jouer pour me considérer d'un air singulier, et lorsque Pétard les rejoint, je les vois lui donner, à grand renfort de gestes, des explications qui le rendent subitement grave et le font me regarder aussi.
Ma curiosité est piquée au vif : je veux aller éclaircir ce mystère ; et déjà je m'élance lorsque Mme Ricaille sortant du porche de notre maison m'arrête en me disait d'une voix émue : « Ah ! et voilà Tiennot, monté vite, mon petit, ta grand'mère est malade ».
Je me sens devenir tout froid ; le pressentiment d'un grand malheur m’étreint la gorge, et, sans en vouloir connaître davantage, je me jette dans l'escalier que je grimpe quatre à quatre. Me voici devant notre porte. Chose inaccoutumée et qui redouble mon angoisse, elle est entrebâillée. Je la pousse d'une main grelottante et aussitôt mon cœur s'arrête en voyant Mme Pélissier avec deux autres voisines devant le lit de ma grand'mère, et celle-ci couchée, immobile, la tête entourée d'un linge sanglant.
Tout de suite cette pensée me vient : « Elle est morte ! » Je pousse un cri déchirant : « maman ! » et m'élance vers elle malgré Mme Pélissier qui veut me retenir.
Non, elle n'est pas morte !... Dès qu'ils m'aperçoivent, ses yeux éteints se rallument pour me fixer avec une tendresse désespérée, tandis que ses lèvres décolorées s'agitent, prononçant ces mots que je n'entends pas, mais que je comprends : « Mon petit ! Mon petit !... » mais il exprime, ce regard, avec tant d'éloquence la certitude de l'inéluctable malheur, qu'éclatant en sanglots je me jette sur elle en criant : « Je ne veux pas, je ne veux pas !... »
Mme Pélissier m'arrache du lit et m'emmène dans sa chambre...
……………………………………
Ma grand'mère n'est plus : la congestion cérébrale qui l'a terrassée, alors qu'elle cousait ses gros draps de soldats, n'a pas pardonné. Elle s'est endormie du bon sommeil sans qu'on s'en aperçoive. Lorsque j'ai appris sa mort je suis tombé à terre, secoué d'une violente crise de nerfs, puis j'ai pleuré, pleuré, et maintenant mes larmes sont taries. Assis sur une chaise, à côté de la bougie qui brûle sur la table de nuit, je la contemple. Son visage que l'âpre existence a labouré de ses griffes est calme, mais jaune comme du vieil ivoire. Comme sa mâchoire retombait on lui mit une mentonnière, mais par contre on lui a enlevé le bandage qui ceignait sa tête, et la blessure qu'elle s'est faite en tombant, forme, près de la tempe, une petite tache brune dans ses cheveux blancs. Ses mains jointes sur sa poitrine tiennent son chapelet, le vieux chapelet de sa mère où se voit dans la croix, à travers une petite rondelle de verre, une chapelle sur une colline.
Pendant la funèbre toilette, on m'a éloigné, puis je suis revenu, et, depuis la veille, malgré les exhortations de Mme Pélissier pour que j'aille me reposer, je suis là, les yeux brûlés d'avoir tant pleuré, abruti de douleur, mais soutenu par l'insatiable besoin de contempler ce visage chéri que bientôt je ne verrai plus, jamais plus...
C'est la prime aube d'avril, et le jour qui commence à filtrer à travers les persiennes semble absorber peu à peu la lueur jaune de la bougie. Au dehors, on entend les premiers moineaux s'appeler sur les toits, et au loin, dans le calme du matin, les coups sourds de la raffinerie en éternel travail.
Chez nous c'est le grand, silence, que troublent seuls le tic-tac du coucou et le bruit doux du café s'égouttant dans le filtre. Mme Pélissier somnole sur une chaise. Le sommeil me gagne aussi ; j'ai du mal à tenir mes yeux ouverts, et lorsque je les ferme je me sens partir en avant. Alors, pour ne pas tomber, j'appuie ma tête au bord du lit et m'abandonne... Mais soudain je tressaille au contact d'un léger baiser sur ma joue ; c'est une voisine qui vient relever Mme Pélissier. Elles se mettent à causer à voix basse, et, tout en glissant doucement au néant, je perçois confusément ces mots : le retirer de l'école..., en âge de travailler..., gagner sa vie...
FIN
Un gosse (1927)
roman par Auguste Brepson (1884-1927)
Préface par André-Charles Mercier
Première partie
- Chapitre 1
- Chapitre 2
- Chapitres 3 et 4
- Chapitre 5
- Chapitre 6
- Chapitre 7
- Chapitre 8 : Boulevard d'Italie
- Chapitre 9 : Rue de la Glacière
- Chapitre 10 : A la Butte-aux-Cailles
- Chapitre 11 : La cité Jeanne d'Arc
- Chapitres 12 et 13 : La vie, cité Jeanne d'Arc
- Chapitre 13 (suite) : Le marché Saint-Médard
- Chapitre 14 : La mort du père
- Chapitre 14 (suite) : Le marchand de jouet de la rue Nationale
- Chapitre 15 : Noël
- Chapitres 16 et 17
Deuxième partie
- Chapitre 1 : La rue Jeanne d'Arc
- Chapitre 2 : Chez les biffins
- Chapitre 3
- Chapitre 4 : Rue Clisson
- Chapitre 5
- Chapitre 6 : Sur la place Jeanne-d'Arc
- Chapitres 7 et 8 : Quatorze juillet, place Nationale
- Chapitre 9
- Chapitre 10 : Du côté de la Bièvre
- Chapitre 11
- Chapitre 12
- Chapitre 13
- Chapitres 14 et 15
Le texte reproduit est celui paru dans l'Œuvre du 18 janvier au 16 février 1936