"Un gosse"
roman par Auguste Brepson
Première partie
VIII
J'attrapai la rougeole. Mon oncle, à qui son travail dans les fêtes laissait dans la journée des loisirs, me soignait. Il s'en tirait parfaitement. Il était très doux, veillait bien à ce que je ne prisse froid et me donnait de bons œufs à la coque.
Quelquefois, tourmenté d'un besoin de flâne, il priait Mme Marie de le remplacer. Cela me réjouissait fort, car après ma bonne grand'mère, personne au monde ne me faisait plus plaisir.
Elle s'asseyait près de la fenêtre et, ses longs cils baissés sur un travail de broderie, elle se mettait à chanter. Jamais elle ne le faisait chez elle avec le tailleur. La première fois que je l'entendis, ce fut un ravissement. Elle disait des choses mystérieuses où revenaient toujours, en cadence, les mots « fleurs, cœurs, amours jours, maîtresse, caresses » d'une voix si chaude, si mélodieuse et si tendre que j'en avais la chair de poule et que mes yeux se mouillaient.
Dans ces moments-là, s'il m'arrivait de vouloir satisfaire un besoin naturel, je n'osais plus le lui demander et préférais souffrir, tellement l'idée de l'accomplir devant elle me remplissait d'une inexplicable confusion !
Ma grand'mère, le soir, s'en revenait vite, inquiète de savoir si je n'avais pas pris froid. Elle me rapportait de sa maison, pour m'amuser, des « fumésiaux », sortes de petits cornets multicolores servant à enrouler la soie. Mariant les couleurs, je les enfilais les uns dans les autres et en faisais des longueurs interminables ou des échafaudages fragiles. Mais ce jeu me parut vite monotone ; j'attendais autre chose de ces petits cornets.
Quand je fus rétabli, mon oncle m'emmena promener. En sortant, nous traversions toujours le cimetière Montparnasse. J'aimais ce lieu paisible où parvenait à peine le bourdonnement de Paris. Les frondaisons jaunissantes, le chant des merles et les troncs verdis me rappelaient ma vieille forêt. Je me plaisais à m'imaginer les ifs, les cyprès, les mélèzes, convertis en arbres de Noël, couverts de givre et chargés de jouets, et, dans tous ces petits châteaux de marbre et de pierre, fermés de si jolies portes en bronze et en fer ajourés, ornés de si beaux vitraux et dont l'intérieur était si noir, j'y faisais habiter des génies et des fées !
Par le boulevard Edgar-Quinet, la rue Campagne-Première et le boulevard Montparnasse nous gagnions la place de l'Observatoire et nous nous attardions aux exploits de l'homme-canon.
Il était -trapu et déjà grisonnant. Il avait une nuque de taureau, des bras velus et tatoués, un maillot rose constellé de médailles, tendu sur un ventre énorme, et un pantalon qui lui tenait aux reins comme par miracle.
Quand nous arrivions, il lui manquait toujours quelques sous pour commencer. D'une voix éraillée et soufflant comme un phoque il les réclamait en levant les doigts : « plus que trois !... » Et, au fur et à mesure qu'ils tombaient : « Plus que deux !... Plus qu'un ! » Mais, celui-là, c'était toujours le diable pour le faire venir. Enfin, il roulait sur le tapis, où se voyaient une pyramide de poids, un haltère gigantesque et un canon debout, comme une grosse quille.
Alors, d'un signe, l'hercule arrêtait l'orgue ; et, pour se faire la main, commençait à jongler avec les poids. Puis, passant au canon, il s'accroupissait à côté, l'amenait sur ses épaules, le faisait rouler sur sa nuque et le soulevait lentement, la face pourpre et les veines du cou gonflées à péter.
Mais cette belle démonstration athlétique ne m'intéressait guère. J'étais tout à son pantalon ; je me disais : sûrement que tout à l'heure, à tendre ainsi l'échine, il va lui glisser des fesses !
Quand il laissait retomber sa lourde masse et qu'il s'avançait avec sa sébile pour faire le tour de la société, nous nous en allions.
*
* *
Les jours où les soldats de la caserne Lourcine faisaient l'exercice sur le boulevard d'Italie, nous les allions voir.

Ils étaient en petite veste, sous les ordres d'un caporal qui leur commandait de lever les bras et de les abaisser, par saccades, comme des automates, tandis qu'un sergent les regardait, la cigarette au bec et les mains derrière le dos.
Je les trouvais ridicules. J'aimais bien mieux les « bataillons scolaires ». Eux, au moins, c'étaient des soldats ! Ils avaient un bel uniforme bleu, avec un béret marin à pompon rouge, un sac, un ceinturon, un fusil !... J'aurais voulu être « bataillon scolaire » et je jalousais parmi eux les tout petits d'avoir encore la tête de plus que moi.
Quand j'en avais assez des soldats, j'allais me pencher sur le petit parapet de la Bièvre et je jetais des pierres dans ses eaux puantes et couleur jus de tabac, que je croyais sans fond. De chaque côté se voyaient des hangars de peausseries, des terrains vagues où séchait du linge ; un âne qui broutait l'herbe rousse ; et, tout au loin, sur la grisaille du ciel, les silhouettes de frêles peupliers.
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* *
Si mon oncle n'avait plus de tabac dans sa pipe et plus de sous dans ses poches, nous remontions vers le Lion de Belfort, et les avenues d'Orléans et du Maine nous voyaient ramassant les mégots. J'allais les chercher à la terrasse des cafés, jusque sous les pieds des buveurs. Un jour, l'un d'eux me donna un sou. Je le remis à mon oncle qui s'acheta un cigare.
Par contre, nous allâmes à deux reprises, en matinée, au théâtre Montparnasse.
La première fois que des hauteurs de ce poulailler mes yeux plongèrent dans ce gouffre noyé de pénombre, où les spectateurs prenant place se mouvaient lentement, j'eus le vertige. Mais je fus ébloui, suffoqué d'admiration quand, soudain, le grand lustre alluma toutes ses verroteries, inondant de clarté ces velours pelés, ces dorures écaillées, ces moulures, ces peintures ; que l'orchestre attaqua et qu'enfin le rideau se leva sur quelque chose de féerique.
On jouait une revue. Je suivais sans y rien comprendre le jeu des acteurs ; mais les chants, la musique, les costumes, les décors suffisaient à m'extasier ; et je trouvais les femmes bien belles sous leur masque de fard, dans leurs oripeaux étincelants de paillettes, ou leurs tutus roses et vaporeux.
Bientôt l'atmosphère, s'épaississant d'effluves de chairs moites, d'odeurs d'oranges et de parfums violents, me donnait une grosse griserie, et c'était comme à travers un brouillard que je voyais la scène.
Un spectacle surtout me frappa : celui d'un tableau vivant représentant la Convention. Devant la gravité de toutes ces têtes à perruques, immobiles, à cette évocation étriquée d'une grande époque, je fus, sans savoir pourquoi, saisi de respect.
La deuxième fois on jouait un drame patriotique, je crois : Devant l'ennemi. Là aussi, une scène m’impressionna fortement. Au milieu d'une forêt sombre, parmi les soldats morts qui jonchaient le sol, une sentinelle française faisait le cent pas. Dans la salle à demi obscure régnait un grand silence, y musique seule jouait en sourdine un air triste. Il allait sûrement arriver quelque chose... En effet : un homme surgit avec précaution d'une coulisse, regardant à droite et à gauche. Il tenait un poignard !... Apercevant la sentinelle, il commença d'avancer derrière elle en rampant !... Mon cœur battait d'angoisse. J'aurais voulu avertir la sentinelle. Mais des spectateurs empoignés eurent à la seconde cette pensée, car, aussitôt, des cris partirent, d'un peu partout : « Attention ! attention !... retourne toi !...» .
Mais va te faire fiche !... La sentinelle demeura sourde comme un pot et continua sa promenade !
C'était si inconcevable que j'en restais suffoqué. Naturellement, ce que tout le monde redoutait arriva l'autre, se redressant, enfonça son arme dans le dos de cette stupide sentinelle qui s'abattit. Alors, une bordée de sifflets et d'injures s'éleva dans la salle, et des oranges à moitié mâchées, des trognons de pommes, traversant l'espace, s'écrasèrent sur le plateau ; la musique se mit à jouer furieusement ; la lumière revint et le rideau baissa.
Tout cela me parut bien étrange, car pourquoi un pareil vacarme quand il eût été si simple d'empêcher l'autre de faire son mauvais coup ?... Et pourquoi, aussi cet air de gigue lorsqu'un homme venait d'être assassiné ?...
Un après-midi, mon oncle m'emmena à la fête de Vaugirard. À part un tir et quelques baraques de nougats et de pains d'épices, tout était fermé. Les forains, au seuil de leurs roulottes, s'occupaient, les hommes à bricoler et les femmes à des travaux domestiques : lessives, récurages de casseroles ou épluchages de pommes de terre.
Mon oncle leur disait bonjour. Il connaissait tout le monde. On le sentait très à l'aise parmi cette population ambulante, avide comme lui de liberté. Il marchait lentement en me tenant la main, la figure épanouie, la pipe aux lèvres, comme un rentier.
Il me montra son manège. À travers la fente de la bâche j'aperçus dans l'ombre des rangées de petits chevaux immobiles ; puis l'orgue, tout doré.
Quand il m'eut dit qu'il en tournait la manivelle et qu'alors toute cette cavalerie s'ébranlait au son de la musique, il m'inspira un grand respect.
Plus loin, nous nous arrêtâmes devant un cirque. De grandes toiles peintes de couleurs violentes s'étalaient sur la façade. On y voyait des gymnastes voltigeant d'un trapèze à l'autre ; des caniches traversant des cerceaux tenus très haut ; des clowns en boule, lancés dans l'espace, et, debout sur des chevaux fougueux, des danseuses en tutu.
Sur l'estrade, une brune superbe, en serre-tête orange, jupon court et camisole, astiquait, les manches retroussées, les cuivres des portes tapissées de velours grenat.
En apercevant mon oncle, sa figure s'épanouit. Ils causèrent assez longtemps et ce qu'ils disaient devait être très drôle, car la belle commère ne faisait que rire en montrant ses dents éblouissantes. Un moment, elle me regarda et dit à mon oncle : cc Il a de beaux yeux, ton neveu. » J'en rougis de plaisir. Je trouvais les siens aussi très beaux ; et il ne m'aurait pas été désagréable qu'elle m'embrassât comme la femme du tailleur.
Quelques jours après cette promenade, mon oncle dit à ma grand'mère qu'il s'engageait dans un grand cirque qui faisait le tour du monde.
Naturellement., ma grand'mère voulut s'y opposer, mais cette fois mon oncle tint bon et, le lendemain, il partit avec une petite caisse contenant ses affaires.
Nous ne l'avons jamais revu. J'ai toujours pensé que la belle brune en serre-tête orange n'avait pas été étrangère à ce départ.
Du reste, après mon oncle, tout le monde eut l'air de vouloir quitter la maison.
C'est d'abord la mère Colemiche, partie vivre chez sa fille, dans son pays ; puis, d'un seul coup... le « boulangiste » et Mme Marie, envolés on ne sait où !
Mon chagrin est profond, mais n'égale certes pas celui du tailleur. Ses cheveux blanchissent tous les jours ; le travail le dégoûte ; il rôde comme une âme en peine, et ses bons gros yeux roulent continuellement dans les larmes.
Le soir, il vient gémir auprès de ma grand'mère, mais elle l'écoute distraitement : elle aussi a des soucis. Sa maison de chiffons vient de la remercier à cause de sa vue, — le soir, à la lumière, elle confond les nuances, — et, par surcroît, elle a reçu une lettre de mon père l'informant qu'il est à l'hospice de Rouen dénué de ressources.
Après avoir lu, elle a soupiré en me regardant : « Ah ! mon pauvre petit... non, tu n'as pas de chance !... »
Un matin, un brocanteur vient acheter le lit de mon oncle et la belle cuisinière de ma grand'mère. Et, l'après-midi, le vieux commissionnaire de l'avenue d'Orléans emballe nos meubles dans une voiture à bras... et nous nous en allons aussi.
Un gosse (1927)
roman par Auguste Brepson (1884-1927)
Préface par André-Charles Mercier
Première partie
- Chapitre 1
- Chapitre 2
- Chapitres 3 et 4
- Chapitre 5
- Chapitre 6
- Chapitre 7
- Chapitre 8 : Boulevard d'Italie
- Chapitre 9 : Rue de la Glacière
- Chapitre 10 : A la Butte-aux-Cailles
- Chapitre 11 : La cité Jeanne d'Arc
- Chapitres 12 et 13 : La vie, cité Jeanne d'Arc
- Chapitre 13 (suite) : Le marché Saint-Médard
- Chapitre 14 : La mort du père
- Chapitre 14 (suite) : Le marchand de jouet de la rue Nationale
- Chapitre 15 : Noël
- Chapitres 16 et 17
Deuxième partie
- Chapitre 1 : La rue Jeanne d'Arc
- Chapitre 2 : Chez les biffins
- Chapitre 3
- Chapitre 4 : Rue Clisson
- Chapitre 5
- Chapitre 6 : Sur la place Jeanne-d'Arc
- Chapitres 7 et 8 : Quatorze juillet, place Nationale
- Chapitre 9
- Chapitre 10 : Du côté de la Bièvre
- Chapitre 11
- Chapitre 12
- Chapitre 13
- Chapitres 14 et 15
Le texte reproduit est celui paru dans l'Œuvre du 18 janvier au 16 février 1936