"Un gosse"
roman par Auguste Brepson
Deuxième partie
XI
Un dimanche, Mme Pélissier nous emmène, ma grand'mère et moi, à l'hospice de Villejuif, voir sa fille que nous ne connaissions pas.
Nous pénétrons dans un parloir blafard, entouré d'une banquette de chêne scellée au mur et toute reluisante. Il y a déjà quelques personnes : des mères avec leurs petites, toutes atteintes de maladie nerveuse, et portant le gros tablier bleu d'hôpital.
Mme Pélissier dit son nom à une infirmière qui disparaît aussitôt par une porte vitrée et revient bientôt, accompagnée d'une petite brune qui court se jeter avec pétulance dans les bras de notre voisine. Celle-ci, les yeux pleins de larmes, la presse fougueusement sur son cœur et la dévore de baisers en disant : « Ma fille !... Ah ! ma belle petite fille ! » d'un accent de tendresse infinie, où il y a du désespoir.
Oh ! oui, elle est belle !... Je la contemple, ébloui. Cette beauté de douze ans dépasse tous mes rêves, et, d'un coup, éclipse toutes mes fées d'amour, aussi bien chimériques que vivantes. C'est une poupée mignonne et fragile ; elle a d'abondants cheveux noirs aux reflets roux, dont les boucles caressent son front lisse et bombé, un visage ovale d'un teint mat de créole, où s'enlève vivement l'incarnat d'une bouche délicieuse, des dents pareilles à des grains de riz, le nez pur, les, oreilles merveilleusement ciselées et, surtout, des yeux noirs immenses, brûlants et doux, profonds comme un abîme, qui vous enveloppent, vous attirent et vous donnent le vertige !
Quand, à mon tour, elle m'embrasse, je sens mon cœur se fondre. Tout de suite je lui plais, car elle me fait asseoir près d'elle. Elle partage ses oranges avec moi, babille, me questionne, heureuse, et, quelquefois, s'arrête pour me fixer gravement de ses grands yeux noirs où je voudrais m'engloutir !
Puis, dans sa main, une petite main aux doigts fuselés, douce et brûlante, elle prend la mienne et nous restons longtemps ainsi, sous les regards souriants de nos parents, elle, à gazouiller, et moi, silencieux, tout à mon bonheur... Et cependant je sens qu'il me serait encore plus délicieux de pleurer...
Soudain, une cloche tinte : trois heures... La visite est finie !... J'éprouve comme une défaillance. Elle se lève en me tenant toujours la main, qu'elle serre convulsivement ses lèvres se crispent ; elle me regarde toute pâle, d'un air égaré... et tout à coup tombe il la renverse. Ses talons battent aussitôt le plancher à coups saccadés, tandis qu'une mousse blanche sort de sa bouche avec un bruit doux de succion...
Sa mère se précipite, mais l'infirmière l'écarté : « Allez-vous-en... c'est l'heure... je vais m'en occuper... ce n'est rien !... »
Et, maintenant, je marche sous le ciel couleur de cendres, triste..., triste... Ah ! si j'osais pleurer !
*
* *
Nous profitons d'être à côté du cimetière d'Ivry pour aller sur la tombe de mon père. Elle est tout là-bas, dans la fosse commune, du côté du coin des suppliciés. Nous cheminons longtemps par de larges avenues jonchées des feuilles mortes de septembre, dans d'étroits sentiers bordés de tombes. Enfin, après avoir patrouillé dans de la glaise parsemée de limaces, nous y arrivons.
C'est une petite tombe de rien du tout, enclose d'un entourage de bois noir à moitié disloqué, avec une croix plantée de guingois, où je lis difficilement mon nom rongé par le soleil et lavé par la pluie ; une couronne qui n'est presque plus qu'une carcasse de fil de fer rouillé, tellement elle perd ses perles, et parmi les herbes folles, à demi enfoncé dans la terre, un vase ébréché, en faïence bleue, coiffé d'un bouquet roussi.
À chaque fois que je la vois, cette tombe, je reste étonné de sa petitesse ; j'ai peine a ni imaginer que mon père soit là-dessous, et je me dis que forcément on doit lui marcher et sur la tête et sur les pieds.
Ma grand'mère lui fait sa toilette : elle remplace l'eau croupie du vase, couleur de café, par de la fraîche, le bouquet fané par une gerbe de chrysanthèmes, arrache les mauvaises herbes et redresse un peu la couronne. Du reste, on ne s'en occupera bientôt plus : elle doit être relevée prochainement ; autant dire que les os de mon père vont être dispersés comme aux quatre vents et qu'il ne me restera plus rien de lui, pas même un souvenir — le dernier que j'avais, une photographie pâlie, s'étant égaré dans nos déménagements.... Néanmoins, je garderai toujours gravée dans ma mémoire l'image de sa belle tête calme dormant son dernier sommeil parmi la blancheur de son oreiller d'hôpital.
Nous revenons par un bout du marché aux puces, qui canalise, entre sa brocante étalée sur de vieilles bâches et de vieux tapis, la foule grouillante et joviale d'un populaire endimanché, et nous allons, sous la tonnelle rissolée d’une guinguette regorgeant de monde, manger des frites croustillantes et boire un vin violâtre, tout en regardant un acrobate en maillot rose qui se noue tellement en boule que j'appréhende qu'il' ne puisse plus se démêler !
Un gosse (1927)
roman par Auguste Brepson (1884-1927)
Préface par André-Charles Mercier
Première partie
- Chapitre 1
- Chapitre 2
- Chapitres 3 et 4
- Chapitre 5
- Chapitre 6
- Chapitre 7
- Chapitre 8 : Boulevard d'Italie
- Chapitre 9 : Rue de la Glacière
- Chapitre 10 : A la Butte-aux-Cailles
- Chapitre 11 : La cité Jeanne d'Arc
- Chapitres 12 et 13 : La vie, cité Jeanne d'Arc
- Chapitre 13 (suite) : Le marché Saint-Médard
- Chapitre 14 : La mort du père
- Chapitre 14 (suite) : Le marchand de jouet de la rue Nationale
- Chapitre 15 : Noël
- Chapitres 16 et 17
Deuxième partie
- Chapitre 1 : La rue Jeanne d'Arc
- Chapitre 2 : Chez les biffins
- Chapitre 3
- Chapitre 4 : Rue Clisson
- Chapitre 5
- Chapitre 6 : Sur la place Jeanne-d'Arc
- Chapitres 7 et 8 : Quatorze juillet, place Nationale
- Chapitre 9
- Chapitre 10 : Du côté de la Bièvre
- Chapitre 11
- Chapitre 12
- Chapitre 13
- Chapitres 14 et 15
Le texte reproduit est celui paru dans l'Œuvre du 18 janvier au 16 février 1936